
Je n'ai pas coutume de créditer Walt Disney à un quelconque rôle créatif sur ses films. Le monsieur, sur l'essentiel de sa carrière n'a été qu'un chef d'entreprise, vaguement esclavagiste, sans aucun talent particulier pour l'animation qu'il n'a pratiqué qu'aux heures les plus crues du studio, sur les films de la série Alice in Cartoonland, alors que les films Disney n'étaient finalement qu'une variation, pour ne pas dire un plagiat, de la série Felix The Cat. Le "créateur de Mickey", notez l'apparition de guillemets ironiques, a surtout admirablement su s'entourer, en engageant des génies de l'animation comme Ub Iwerks (C'est lui, le créateur de Mickey, le seul), David Hand (Réalisateur, excusez du peu, de la plupart des magiques Silly symphonies, mais aussi de Snow white et Bambi...), ou toute l'équipe ici réunie pour les segments qui composent ce film. Mais il a parfois su s'impliquer, vraiment diriger les tournages, lorsque un film lui tenait plus à coeur. Il y avait une vision de Walt pour Fantasia, qu'aucun animateur, aucun réalisateur ne partageait vraiment, et Disney lui-même s'est impliqué derrière chaque segment, dans toutes les réunions autour du storyboard, et comme le producteur en titre Ben Sharpsteen, il mérite quelque part un crédit de réalisation pour cette fois-ci... C'est, après tout, de sa vision qu'il s'agit, une vision éminemment controversée et douteuse: Comme si on pouvait s'approprier les classiques et les détourner, dans un projet destiné aux enfants, mais dans lequel on faisait tout pour les détourner de l'écran (dessins animé abstrait, interludes éducatifs, moments effrayants, etc). et pourtant, c'est un classique... Un classique paradoxal qui part d'une collaboration entre Disney et le chef d'orchestre, lui aussi controversé, Leopold Stokowski.
Rappelons que le film (Qui fut d'abord baptisé "Film-concert", en raison de sa structure calquée sur celle d'un programme de vulgarisation classique) présente un certain nombre de segments, préparés par des réalisateurs différents, tous basés sur des oeuvres musicales préexistantes: L'apprenti sorcier, de Paul Dukas, mis en images par James Algar, est le plus célèbre, c'est aussi le point de départ de l'aventure à travers une rencontre inopinée entre Disney et Stokowski... Mais le film commence vraiment par la Toccata et fugue en ré mineur de Bach, réorchestrée pour grand orchestre plutôt que solo d'orgue, et imaginée par Samuel Armstrong. Du même Samuel Armstrong, on assiste à une mise en image de la suite Casse-Noisette de Tchaikovski. L'un des morceaux de bravoure du film est bien sûr la vision préhistorique, par Bill Roberts et Paul Satterfield, du Sacre du printemps (Dans laquelle Walt Disney s'est beaucoup impliqué, voulant à tout prix que son film soit pionnier dans la représentation des dinosaures) de Stravinsky, unique compositeur sollicité encore vivant durant la préparation du film.
La deuxième partie du film tourne essentiellement autour de trois segments: La VIe symphonie, dite pastorale, de Beethoven, interprétée par Hamilton Luske et Jim Handley, célèbre pour ses visions sucrées et excessivement mièvres de la mythologie grecque; La danse des heures de Hamilcar Ponchielli, est réalisée par Norman Ferguson et Thornton Hee, et très honnêtement avec ses ballets d'autruches, d'hippopotames, d'éléphants et de crocodiles, reste un sommet du film; enfin, le spectacle se termine sur une étrange association, celle de La nuit sur le mont chauve, de Modeste Moussorgsky adapté par Wilfred Jackson, suivi immédiatement par un Avé maria de Schubert également illustré par Jackson. Cette fin était finement calculée: d'un côté, les excès baroques et l'animation horrifique, et de l'autre une fin toute en apaisement, dotée qui plus est de connotations religieuses passe-partout... Le fil rouge, c'est bien sûr le retour systématique à l'orchestre dirigé par Stokoswki, accompagné d'un présentateur, ici un critique de musique réputé, Deems Taylor. Tant qu'à faire, ces segments sont filmés par rien moins que James Wong Howe: Disney est en quête de crédibilité dans le monde de cinéma...
Disons tout de suite ce qui me parait une évidence: l'intention était ridicule, tant elle part des principes communément admis chez Disney: la musique en elle-même ne dit rien, elle doit donc être illustrée, quitte à la trahir. C'est exactement le même principe qui aujourd'hui pousse des producteurs d'émissions sur M6 à recycler des tonnes et des tonnes de chansons connues pour les utiliser dans la bande-son de leurs shows de recyclage bricolatoire et autres sous-produits du lobby immobilier et des mafias de chefs cuistots (Ou comment recycler Radiohead pour en faire la bande-son idéale du moment durant lequel un apprenti marmiton se trouve humilié par un chef nazi)... Il y a un côté purement sophiste à ce recyclage chez Disney, qui transparaît d'ailleurs dans la décision, parfois, de couper dans les oeuvres, qui prouve s'il en était besoin, que le matériau musical, censé être mis en valeur, devient donc dispensable, comme tout autre aspect de la production, au service du film. Ceci étant posé, le résultat est, après tout, du cinéma, et c'est la raison pour laquelle on ne peut que succomber à Fantasia, à condition d'en accepter les longueurs, les pleins, les déliés, le côté expérimental, et surtout le culot monumental de la chose... Car il fallait être gonflé pour imposer au public le Sacre du printemps, de Stravinsky, encore scandaleux à l'époque de la réalisation du film... Il fallait aussi du cran, non seulement pour consacrer deux heures à la musique dite classique, mais en prime le faire en compagnie d'un chef qui ne plaisait pas à toute la communauté musicale Américaine (Rappelons que le film est sorti à une époque où sortir un film en Europe est devenu quasi impossible)...
Alors le résultat, c'est qu'en dépit de ses défauts (L'anthropomorphisme parfois insupportable, voire la sale manie de donner non seulement aux animaux, mais aussi aux objets et à la matière une vie et des intentions humaines, la tendance parfois vomitive au mignon à tout prix, notamment dans la vision de la Symphonie pastorale, un refus de choisir entre abstrait et figuratif qui fait que le premier segment, supposé s'inspirer des oeuvres abstraites de Oskar Fischinger qui a fini par claquer la porte de la production, sert surtout de présentation de nombreux motifs de décors et d'effets spéciaux qui vont ensuite être recyclés sur le film entier, ce qui n'en fait pas une introduction très passionnante, etc...), le film est d'une constante invention, à tous points de vue, c'est aussi un long métrage qui en dépit de son morcellement, court sur un thème récurrent et cohérent: montrer le chaos pour en tirer les conditions de la renaissance et de la paix. Et comme par hasard, le film a créé le chaos, via un échec commercial cuisant, avant de devenir, tel un serpent de mer, le mètre étalon de la bonne santé retrouvée du studio à travers des ressorties fréquentes.
Fantasia a aussi prolongé l'esprit de découvertes technologiques et artistiques contenu dans les merveilleuses Silly Symphonies, ces courts métrages de 1929 à 1939, dont l'esprit se retrouve d'ailleurs ici plus d'une fois, y compris dans des segments aussi peu ressemblants les uns aux autres que La danse des heures, L'apprenti sorcier, Casse noisette, et oui, même la Symphonie pastorale avec ses "centaurettes" topless.