Adapter la pièce Rain, elle même dérivée d'une nouvelle de W. Somerset Maugham, était un défi à la censure: en 1926, Lillian Gish avait réussi à faire en sorte que la MGM, sous la houlette d'Irving Thalberg, se lance dans une version d'un roman pourtant classique, The scarlet letter, de Nathaniel Hawthorne. Il avait fallu batailler, et c'est avec toute la ténacité qui la caractérisait que l'actrice avait finalement obtenu gain de cause: The scarlet letter parlait d'un adultère, vécu et assumé comme un amour. Sadie Thompson de son coté allait irriter les ligues de décence en présentant le couple habituel de la jeune femme "perdue" et du réformateur religieux, mais en donnant un point de vue inédit.
Le film a pu se faire, sans doute d'une part parce que par rapport à la pièce initiale, des modifications ont été acceptées... ensuite parce que le système de censure des studios Américains, chapeauté par un fantoche, n'était peut-être pas si drastique. Sadie Thompson est une jeune femme qui vient de San Francisco pour travailler dans une île des mers du Sud; elle est assez clairement venue des bas-quartiers, porte des tenues vulgaires, et semble éprise de sa propre liberté. Elle débarque pour une escale sur une autre île en même temps que deux couples, les Horn, de paisibles touristes tolérants et compréhensifs, et les Davidson, un pasteur rigoureux et sa femme, tous deux obsédés par le péché au point d'en faire de salaces cauchemars. Bien sur, Sadie est empêchée de se rendre à sa destination, le bateau devant l'emporter étant mis en quarantaine. Elle doit donc attendre son départ en cohabitant avec le pasteur qui ne tarde pas à l'accabler de tous les maux du monde. Elle trouve un certain réconfort auprès des soldats de la base Américaine proche, en particulier le sergent O'Hara, en qui elle trouve vite l'âme soeur, au point que celui-ci lui propose vite le mariage, afin qu'elle puisse refaire sa vie. Mais c'est compter sans le pasteur Davidson, qui a décidé d'empoisonner la vie de la jeune femme...
Sadie Thompson est-elle une prostituée? Peu importe, mais pour Davidson, c'est une évidence: elle fume, boit, se complaît dans la promiscuité masculine... Gloria Swanson incarne avec génie un personnage défini à travers un cocktail de comportements aujourd'hui plus pittoresques que scandaleux, mais l'intérêt, c'est que pour Sadie comme pour O'Hara, il semble qu'il n'y ta là rien de foncièrement immoral. Sadie provient de quartiers de San Francisco ou elle a subi la tyrannie des hommes, qui l'ont prostituée, ou associée malgré elle à des manigances criminelles. Cela importe peu, donc, car ce qui est important, c'est que pour Davidson, incarné par un Lionel Barrymore génial, elle porte sur elle tous les stigmates de la "femme perdue". Le film est de fait une attaque en règle de ces hypocrites et réformateurs de tout poil, et se sert de cette image de femme transcendée par un père-la-pudeur en réalité obsédé par sa propre concupiscence...
Walsh, qui interprète le sergent O'Hara, nous donne ainsi plusieurs points de vue croisés, au lieu de se contenter du point de vue moraliste du mélodrame à la Griffith. Et de fait, entre O'Hara, qui comprend instinctivement que Sadie et lui viennent du même type d'environnement, et Horn qui apprécie peu l'aveuglement de Davidson, ou Sadie elle-même qui fait comprendre au public qu'elle a subi beaucoup de la part des hommes, c'est le procès des idées reçues qui est fait ici. Les "filles perdues" ne le sont pas de leur propre fait, et ce prédicateur aveugle qui voue Sadie à l'enfer fait fausse route. Plus grave, il rejoindra à la fin du film la liste des hommes qui ont fait du mal à Sadie, après avoir réussi à l'embrigader dans sa croisade... Barrymore joue le rôle tout entier, en prêtant son physique qui était encore modulable à cet inquiétant personnage. Walsh joue sur sa stature, en le présentant de dos, face à un O'Hara de face: le message est clair, le loup avance masqué... Et il prolonge ce type de plan qui joue sur l'anatomie en montrant Sadie aux pieds du prédicateur, peu de temps avant ce qui est bien un viol; elle est soumise, mais il va aller trop loin. Le titre de la pièce a donc changé, afin d'éviter les foudres de la censure, mais le territoire ou se situe l'action est balayé du début à la fin du film par une pluie battante, qui s'insinue en permanence dans les vêtements des personnages, qui dicte aussi les comportements, comme cette jolie scène ou O'Hara et Sadie se découvrent, elle juchée sur les épaules du gaillard pour éviter les flaques d'eau... La pluie devient une métaphore de l'inéluctabilité sensuelle des sentiments, ceux des deux amoureux, mais aussi hélas, ceux plus troubles de l'homme qui est censé incarner une certaine moralité.
Le film est l'un des chefs d'oeuvre de Walsh, au même titre que Regeneration, The roaring twenties ou White heat. Il est le portrait d'une femme mise en marge, qui demande la reconnaissance mais n'aime pas qu'on la contraigne à la mendier; elle est vue ici en être humain, par un réalisateur qui a non seulement décidé de ne pas la juger, mais qui va jusqu'à interpréter un homme qui tombe fou amoureux d'elle, sans aucune condition, et qui va l'assumer la tête haute. Un geste symbolique de la part d'un des réalisateurs les plus attachants et les plus humains d'Holywood, pour un film qui présente Gloria Swanson dans son plus beau rôle muet, c'est dire... Hélas, le film est partiellement perdu, la dernière bobine n'ayant pas été retrouvée. La reconstitution qui en est disponible permet au moins de se faire une idée pertinente du film, mais on enrage de ne pas en avoir l'intégralité.