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  • : Allen John's attic
  • : Quelques articles et réflexions sur le cinéma, et sur d'autres choses lorsque le temps et l'envie le permettront...
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29 juin 2012 5 29 /06 /juin /2012 07:11

The Mating Call est clairement un cas à part dans la fresque du cinéma Américain... Cruze, Hughes, ce film doit son existence à deux fortes têtes, l'un déterminé à continuer à jouer un rôle de premier plan, après avoir commis plusieurs films importants, l'autre décidé à devenir un nom qui compte parmi les producteurs de Hollywood: James Cruze a en effet réalisé The covered wagon , Hollywood, et Old ironsides; Howard Hughes tente avec insistance un assaut du box-office depuis quelques années: avec Lewis Milestone, on lui doit aussi Two Arabian knights qui obtint le rarissime Oscar pour la meilleure comédie. The mating call n'est pas un film fréquemment traité par les historiens, en raison d'abord de sa rareté. Il a disparu sans laisser de traces peu de temps après son exploitation, et bien que distribué par Paramount, il appartenait à Caddo pictures, la société de Hughes, et n'a pas pu bénéficier des conditions optimales de préservation d'un grand studio... Et sa position de production indépendante tend à l'éloigner des radars, également... Il a heureusement été redécouvert, puis restauré, dans le cadre d'une collaboration bienvenue entre TCM et Flicker alley, en même temps que deux autres films muets de Caddo: Two Arabian Knights (Lewis Milestone, 1927) et The racket (Film remarquable de Lewis Milestone, 1928). Des trois films, celui-ci est le plus étonnant... il combine de façon assez extravagante plusieurs genres, aborde des sujets particulièrement tabous, et le fait en multipliant les provocations. On sait que Hughes s'est attiré les foudres de la censure en 1943 avec son film The outlaw, un western d'une rare médiocrité, mais qui dévoilait une proportion inédite des arguments de Jane Russell. Pourtant The outlaw n'est rien à coté de ce film.

Edicté en 1922, le Code Hays est en théorie une liste de recommandations afin d'éviter tout débordement. Le but de ce document approuvé par tous les studios est non pas de censurer les films, mais d'éviter qu'ils soient censurés par les localités de tous les états ou ils sont distribués. Y sont inscrits des conseils à suivre par les studios, qui doivent veiller à ne pas faire de vagues en matière de représentation de la sexualité, de la perversion, de l'adultère, de nudité évidemment, d'homosexualité, mais aussi en matière de criminalité, de violence et d'agitation politique. La peinture du racisme ordinaire, par exemple, y est peu recommandée, en raison des troubles à l'ordre public que cela peut engendrer. Ainsi un film qui pronerait l'égalité entre les différentes races (Le terme "race" a un sens pour certains états en 1928, ne l'oublions pas, même s'il n'a absolument aucun sens pour un être humain évolué de 2012) serait-il forcément refusé par un studio, sachant qu'il serait automatiquement banni par les Etats du Sud. Ainsi, les studios produisent-ils en 1928 des films standardisés qui ne dépassent pas du cadre imposé, ou apparemment pas puisque certains d'entre eux réussissent à passer entre les lignes, certains metteurs en scène passant maitres en matière de suggestion et de contournement. Pas The mating Call. Non que le film soit prude ou consensuel, loin de là; mais ce que je veux dire c'est qu'il ne cherche pas à passer entre les lignes en insistant sur la suggestion. Il est au contraire d'une frontalité assez rare pour un film de cette époque...

Leslie Hatten (Thomas Meighan), un vétéran de la première guerre mondiale, revient chez lui après trois ans passés en France. Il a particulièrement hâte de retrouver Rose (Evelyn Brent), son épouse: il s'est marié juste avant de partir au front, littéralement, il n'a pour tout souvenir que la cérémonie de mariage et un baiser: pas le temps pour la nuit de noces... C'est donc un peu fébrile qu'il arrive dans sa petite ville, persuadé qu'elle sera là pour l'accueillir à la gare... Mais il apprendra vite qu'elle n'est en fait pas son épouse: elle n'avait pas la majorité requise au moment du mariage, et ses parents ont pu sans problème faire annuler le mariage... Elle est donc mariée, cette fois entièrement légalement, au brutal Lon Henderson (Alan Roscoe). A partir de ces prémisses, on s'attend un peu à ce que le film prenne soit la forme d'une comédie de la reconquête par Leslie de son épouse, soit d'un mélodrame dans lequel les vrais amants ne seraient réunis qu'après que Leslie aurait tiré la vertueuse Rose des griffes de son mari brutal et adultère... Et c'est là qu'on a tout faux. Bien sûr, ce type de mélodrame ne se fait plus guère en 1928, et bien sûr de fait, Lon est en effet brutal et adultère. Mais il n'est pas le seul dans ce dernier cas...

Rose, en effet, voit le retour de Les avec un certain intérêt. Elle n'a semble-t-il pas trop changé d'avis à son égard: il l'intéresse beaucoup. Et elle lui fait très vite comprendre qu'elle passerait bien du temps avec lui. Elle va même jusqu'à impliquer Les dans une machination visant à reconquérir sa liberté: elle s'introduit chez lui officiellement pour demander sa protection contre son mari, le vampe avec insistance (Brent sort le grand jeu, se frottant sans aucune équivoque contre Thomas Meighan, qui n'a pas si souvent eu à subir de tels assauts), et de fait lorsque son mari intervient, elle offre l'image d'une femme qui a suffisamment fauté pour qu'un divorce soit inéluctable. Mais Leslie ne veut pas d'elle, et prétend alors qu'il est lui aussi marié... Coup de théâtre imprévu pour le spectateur également, ce stratagème qui vise bien sur à faire taire toutes les rumeurs, mais également à empêcher Rose de lui porter préjudice oblige Leslie, qui prétend donc s'être marié en France, à trouver dare-dare une prétendante pas trop regardante: il se rend donc à Ellis Island, la station d'immigration principale de la Côte Est, comme on se rend au marché au mariage.

C'est donc à ce moment qu'arrive la deuxième femme du film: Renée Adorée, alors en contrat à la MGM (The Big Parade, The Black Bird, La Bohême, The show, Mr Wu)... Française et préposée à jouer les Européennes, petite et mutine, elle est ici Catharine, une jeune immigrée Russe qui va accepter le marché proposé par Les: Avec ses parents, elle intègre la ferme, ils aident tous les trois en travaillant, mais elle devient l'épouse de Leslie. Ils sont mariés sur place, et vont ensuite s'installer. Et très vite, la jalousie de Rose (Et son mépris évident à l'égard de celle qu'elle considère évidemment comme une domestique) va se manifester; de son côté, Catharine va vite manifester une certaine frustration face à ce mari qui maintient ses distances, et la considère effectivement plus comme une employée que comme une épouse. Elle va donc devoir s'imposer à lui, et le rappeler à ses devoirs conjugaux.

Deux derniers points s'imposent dans ce qui reste une intrigue bien compliquée: tout ce qui précède relève plutôt de la comédie, et on y voit d'ailleurs beaucoup de bases de ce que sera plus tard la screwball comedy. Mais en plus de ce jeu risqué autour du mariage, il y a une autre intrigue entre Rose te son mari Lon: celui-ci a fricoté avec Jenny, une jeune femme du village... Celle-ci, surveillée par son père, se suicide lorsqu'elle comprend que Lon ne l'épousera jamais. et d'autre part, le village est régi par une société secrète, "the order", l'ordre: avec leurs masques et leurs rencontres nocturnes autour d'une croix, et leur sale manie de se mêler de ce qui ne les regarde pas, difficile de ne pas penser au Ku-Klux-Klan. mais ils ne s'intéressent absolument pas à des hypothétiques rapports raciaux: ils sont juste là pour faire en sorte que tout un chacun dans le village se conduise en accord avec les principes de la Bible, versant Sudiste. Donc adultère, jeu et alcool sont proscrits... C'est en partie pour éviter de trop exciter ces lyncheurs invétérés que Les a préféré se trouver une épouse, et aussi parce que le petit jeu de Rose a attiré l'attention de ces Klansmen de pacotille. 

Voilà donc un cahier des charges particulièrement important: comédie conjugale, vie rurale, description d'une société régie par le KKK, Ellis Island et l'exploitation de fait des immigrants devenus presque des esclaves, sexualité exacerbée, adultère, tricheries diverses, sensualité exposée... Commençons par la peu banale présence des gens de l'"ordre". Bien sûr, ce n'est pas la première fois que le KKK est représenté à l'écran, voir à ce sujet le film controversé Birth of a nation de David Wark Griffith. Mais dans les années 20, évoquer le KKK, c'est parler d'un sujet compliqué, une organisation considérée comme un simple groupe de pensée par les uns, comme un groupe terroriste par les autres, dont les activités criminelles (Lynchage, intimidation, meurtre, incendies...) sont vécues au quotidien et niées par une importante partie de la population Américaine, et le tout revient à mettre sur le tapis un sujet de fâcherie qu'il n'était pas souhaitable d'aborder (Tout comme la référence au lynchage d'un blanc en 1936 dans Fury de Lang renvoie dans l'inconscient collectif à la notion de lynchage, et donc forcément aux meurtres racistes aussi). Bien sûr, on pourra objecter qu'il n'est absolument pas question de la population noire ici (Contrairement à Birth of a nation, bien sur, mais aussi à Stars in my crown, de Jacques Tourneur, 1945), mais la simple présence dans le film d'un groupe assimilable au Ku-Klux-Klan reste particulièrement notable... D'autre part, un aspect du film tend à minimiser cette représentation en la plaçant sur le plan folklorique: Les, soupçonné de meurtre va être "jugé" par le groupe, mais une fois qu'il est innocenté, les hommes masqués lui rendent sa liberté, et s'excuseraient presque... On est loin de la terreur fasciste effectivement érigée en système de gouvernement dans le sud profond par le vrai KKK. On le voit, l'audace du film a donc des limites.

En situant un épisode du film à Ellis Island, Hughes et Cruze abordent un aspect quasi-documentaire de l'époque, assez rare en ces termes: bien sur, il y a des immigrés dans le cinéma muet, quelques fois, certains films dénoncent certains aspects. Mais dans un film "commercial" de cet acabit, il est rare d'évoquer quelque aspect que ce soit d'Ellis Island, la station principale d'immigration de l'époque, surnommée The isle of tears (L'île des larmes) en raison de la tension particulière qui y régnait pour des immigrants fatigués d'un voyage pénible, et dont la vie pouvait basculer dans un sens ou dans l'autre (Même si à l'époque, la plupart des immigrants étaient acceptés). On ressent ce dernier aspect dans le "quitte ou double" joué par Renée Adorée lorsque Thomas Meighan vient chercher une femme à la station d'immigration, et la remarque cruelle de Evelyn Brent, certes motivée par la jalousie, atteint bien son but: elle rencontre Catharina, lui fait nettoyer ses chaussures, et dit à Les qu'elle aimerait bien rencontrer son épouse, après avoir fait connaissance de la domestique. Immigrant, une position on le voit pas facile, une fois arrivé au pays de la liberté. 

Enfin, en terme de sexualité, le film fait peu dans la dentelle si j'ose dire, et James Cruze et Howard Hughes ont poussé le bouchon assez loin: il est pour commencer beaucoup question d'adultère, grâce à deux personnages: Lon et Rose, d'ailleurs mariés - au début du film du moins. Lon a donc une relation extra-conjugale (qui se finira tragiquement) avec une fille du village, Jessie, et on le sait par un intertitre, ce n'est pas la première. Derrière la finalité affichée de redresser les bonnes moeurs de l'"ordre", dont fait justement partie Lon, combien d'époux adultères? Mais une fois n'est pas coutume, il y a aussi Rose, dont les velléités adultères sont affichées, et qui est dans le film au pire une garce. Elle a du en baver avec Lon, et peut-être aime-t-elle Les, à sa façon, d'un amour sincère? Peu importe: j'ai déjà parlé de la scène de séduction de Les par Rose, remarquable par la tension imposée par Cruze qui utilise des gros plans des mains d'Evelyn Brent, qui invitent les caresses de Thomas Meighan, de son visage alors qu'elle lui embrasse sensuellement le dos, etc... mais il y a une autre scène. Leur première rencontre après que Les ait appris au début du film l'amère vérité est une tentative remarquable pour Rose de coucher avec lui, sans aucune ambiguïté. Elle est séduisante, élégante, et de noir vêtue. Elle l'enlace et le met au défi, si elle l'embrasse, dit-elle, il ne voudra plus la lâcher. Mais Les la prend dans ses bras... pour la jeter dans sa voiture et lui enjoindre de repartir d'où elle vient. Pourtant, l'arrivée du vétéran à son village, située peu avant, laisse peu d'ambiguïté: persuadé de revoir enfin son épouse après trois ans, il a trois ans de frustration après n'avoir pas même pu consommer le mariage ne serait-ce qu'une fois, à rattraper, et ce fait est rappelé via un intertitre par un personnage secondaire. C'est donc un Leslie gonflé à bloc et au bord de l'implosion que Rose qui sait parfaitement ce qu'elle fait tente de séduire sans prendre de gants, et qui a le courage  admirable de refuser ses avances: un type bien, donc... Mais ce type bien finira quand même par revenir à des sentiments plus tendres, vis-à-vis de Catharina, au terme d'une nuit agitée: l'Ordre cherche à emporter Les pour le juger, et Catharina de son côté, qui commence à attendrir son mari, est partie se baigner à la rivière; Alors qu'il la cherche pour la mettre en sécurité, il la surprend en plein bain, nue comme au premier jour (Et on ne peut pas dire que Renée Adorée ait fait la timide dans cette scène, loin de là); elle proteste (you are a pig!!) mais c'est pour la forme, et lui lui explique qu'il craint pour sa vie. Après cet épisode, une fois qu'il a enfin identifié Catharina qui n'a pas attendu trop longtemps pour aimer son mari, et une fois celui-ci rendu à sa vie tranquille après l'épisode du "jugement", ils vont enfin pouvoir s'aimer comme mari et femme. Et dans ce film de 1928, on sait enfin  ce que ça veut vraiment dire...

Voilà donc, je pense avoir fait le tour de ce qu'on peut voir dans ce film peu banal, qui expose la sexualité sous un jour plus franc que bien des films, en particulier dans le portrait d'une femme qui fait de façon claire et nettes des avances peu banales. Il convient d'ajouter que ce que j'ai vu, une restauration de l'unique version connue du film, est certainement une version destinée à l'Europe nettement moins prude que les Etats-Unis en matière de sexualité et de nudité, mais le film reste certainement un sommet de sensualité rendu possible par l'indépendance de son producteur, et celle de son metteur en scène pionnier: Freelance à l'époque, Cruze mettait généralement toute sa personnalité dans des projets qu'il menait le plus souvent à sa guise. il est d'ailleurs remarquable qu'il ait pu travailler avec un producteur aussi égocentrique qu'il pouvait l'être lui-même... The mating call n'était pour finir sans doute pas un film aussi important pour Hughes qu'allait l'être Hell's angels, son épopée sur les aviateurs de la première guerre mondiale. Sa brièveté qui prive certains personnages de plus de complexité (la première sacrifiée est Renée Adorée), son mélange sans vergogne de comédie, de mélodrame et de drame, tendent à faire penser qu'il s'agissait d'abord et avant tout d'un film vite fait destiné à balancer un bon coup de pied dans la fourmilière. Mais c'est un film joliment remarquable par ses audaces et sa franchise, à ajouter à la liste des films notables de cette glorieuse année 1928, dernière année du cinéma muet.

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Published by François Massarelli - dans Muet 1928
6 juin 2012 3 06 /06 /juin /2012 17:20

Je tiens Jacques Feyder pour le meilleur cinéaste Français des années 20, tout bonnement... Mais il faudrait le faire revenir au premier plan, ce qui n'a rien d'aisé. de temps en temps, un film se rappelle à notre bon souvenir, et la chaine Arte a beaucoup fait pour redonner l'occasion au grand public (Du moins celui qui accepte de se laisser tenter...) de voir notamment Crainquebille, Visages d'Enfants, GribicheCarmen, et même The Kiss, film Américain dont la vedette est Greta Garbo. Au sein d'une oeuvre protéiforme, plombée par la légende d'un film disparu, le Thérèse Raquin de 1927 dont tous les historiens nous disent qu'il fut sans doute son chef d'oeuvre, ce film brille d'un éclat particulier. Rare comédie politique, doublée d'une allégorie subtilement symbolique, le film est aussi un brin sentimental, cousin en cela des oeuvres du gentil mais talentueux René Clair à la même époque. Je pense en particulier aux Deux timides, mais aussi et surtout au Chapeau de paille d'italie dans lequel Clair abandonnait sa tendance à l'onirique un peu bouffon pour tenter soudain une certaine vision burlesque mais réaliste de notre société. Les nouveaux messieurs emprunte d'ailleurs à ce film son acteur principal, Albert Préjean, et se garde de pousser la satire politique jusqu'au grotesque, sauf dans une scène de rêve, qui est restée la séquence la plus célèbre du film (Durant laquelle les députés sont en fait des ballerines rêvées par un vieux politicien assoupi)...

 

Sous la troisième république, Suzanne (Gaby Morlay) est une danseuse médiocre, entretenue par le comte de Montoire-Grandpré (Henry Roussel), député installé d'une majorité de droite. Celui-ci lui promet bien sur monts et merveilles, à commencer par un peu de piston. Elle rencontre un électricien de l'opéra, Jacques Gaillac (Albert Préjean). Celui-ci est amoureux d'elle, et syndicaliste. iIs flirtent, puis elle trompe Montoire avec lui. Mais lors des élections, le populaire Gaillac est élu député, puis devient ministre... Suzanne va jouer sur les deux tableaux, mais de son coté, le comte n'a pas dit son dernier mot.

 

Pièce gentiment populaire, le film n'aurait pas du faire de vagues, proposant après tout une satire de bon aloi: le propos de Feyder n'est que d'observer la vie politique de l'intérieur, en substituant à lamour de la république l'amour d'une seule et même femme, qui va devenir la motivation principale, pour Gaillac, de devenir député, et pour Montoire, de renverser le gouvernement dont fait partie son rival. Hésitant sans cesse, la jeune femme symbolise une Troisième République instable, qui tend toutefois à se réfugier dans le giron de la droite par sécurité... et puis les petits travers et petites combines sont évoqués avec prudence, depuis l'entrevue entre adversaires qui cherchent des passe-droits et du favoritisme, à la tentation d'écarter un rival dangereux en l'exilant dans une quelconque ambassade. Pourquoi le film a-t-il été censuré? la raison officielle est toute simple: "atteinte à la dighnité du parlement"... La faute à un gouvernement (Des gouvernements, tant ils passaient vite) englué dans le conservatisme, qui souhaitait sans doute cantonner le cinéma à un rôle d'amusement public. Pour la même raison, L'Age d'or aura à subir la censure lui aussi... Mais si Feyder est loin ici de la chronique sublime de l'enfance (Visages d'enfants) ou de la peinture d'une obsession meurtrière (L'Atlantide, Carmen), il n'en reste pas moins que son film, impeccable dans son interprétation comme dans on montage, est la preuve que le cinéma Français avait à l'époque de la compagnie Albatros, un savoir-faire impressionnant, et des metteurs en scène capables non seulement de vouloir faire des films différents et ambitieux dans un cadre commercial à l'instar du cinéma Américain. ...Que Feyder dégouté par l'accueil réservé à son film allait alors rejoindre.

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Published by François Massarelli - dans Muet 1928 Jacques Feyder *
22 mai 2012 2 22 /05 /mai /2012 19:19

Un petit village, en Allemagne, qui vit au rythme de ses habitants. on voit le postier, un monsieur d'un certain age, tout fier de son nouvel uniforme. on voit l'instituteur, un homme bien et tout simple qui a le respect des livres et l'affection de la population. Et puis il y a des gens, des braves gens, des petites gens, des gens normaux, dont la petite Frau Bernle, et ses quatre fils. Le plus vieux, Joseph, rêve d'aller aux Etats-Unis, le plus jeune est encore étudiant... Un beau jour, Frau Bernle offre à son fils la possibilité d'acomplir son rêve et de partir s'installer à New York. Durant ces tranquilles journées de bonheur, c'est à peine si on remarque la garnison locale qui s'installe... C'est que le temps de la guerre est venu, et aucun des quatre frères n'y échappera... Seulement l'un d'entre eux ne combattra pas du même coté, c'est tout.

Le très beau film de John Ford est l'une des preuves les plus tangibles de l'influence de Murnau non seulement sur Ford, mais d'une manière générale sur la Fox, en cette superbe année 1928. Ford réutilise le décor du marais de Sunrise, pour obtenir une superbe scène de soldats qui marchent dans la brume, et une macabre découverte qui se transforme en tragédie familiale... La guerre, filmée du point de vue d'une famille dont les membres meurent les uns après les autres, est un mal symbolique qui sépare les gens, et dont mine de rien, l'un des rescapés est Américain... Mais il n'y a pas de message cocardier pour Ford ici, juste un récit poignant et tendre, sur une famille d'êtres humains. Si on n'est pas toujours loin de la caricature (Mais sous influence Allemande, puisque la vision du postier avec son bel uniforme tout penaud à l'idée de propager des mauvaises nouvelles avec ses lettres officielles  bordées de noir, renvoie directement au Dernier des hommes de Murnau...), c'est parce que le film bénéficie d'une tendance visuelle à l'allégorie, et se situe dans un décor (Européen) réinventé, une sorte de paradis perdu, un village reconstitué en studio, qui permet à la caméra étrangement mobile de Ford (par opposition à Three bad men, par exemple) de s'approprier l'espace d'une manière très efficace, sous l'influence décisive de son collègue Allemand. Mais s'il ne choisit pas délibérément de privilégier les USA  (Plus réalistes) sur l'Allemagne, il montre quand même des circonstances différentes: on voit les trains de l'extérieur, en Allemagne, mais on a droit à visiter un wagon de métro aux Etats-unis... L'Amérique reste le pays de l'avenir ou Joseph tente sa chance, et aura des enfants, alors que l'Europe est un peu l'endroit du passé. Ailleurs, Ford se permet une petite blague discrète à l'attention de ceux qui ont vu Die Nibelungen de Lang: lors de l'introduction de Johann (Charles Morton), le forgeron, il cite la scène d'ouverture du grand film très germanique...

Et puis dans ce film qui s'intitule Four sons, comment faire l'impasse sur la mère? Après Mother Machree, avant Pilgrimage, avant The grapes of wrath, cette mère Fordienne jouée par Margaret Mann est un personnage qui a toute la tendresse de Ford, et qui lui donne le rôle central, dans le film, mais aussi dans deux scènes composées autour d'elle: elle fête son anniversaire en compagnie de ses quatre fils, tous autour de la table. c'est un moment sacré. Au début du dernier acte, elle est seule, et les imagine tous autour d'elle, par la magie de la surimpression... Le dernier acte du film nous conte comment Joseph la fait enfin venir chez lui, et ce qui n'aurait du être qu'un simple happy ending devient une anecdote riche, celle d'une vieille dame accidentée par la vie qui est perdue dans une grande ville, ne parlant pas la même langue que les habitants...

Film essentiel, de Ford bien sur, mais aussi de la Fox (Au même titre que Sunrise, Seventh Heaven, Street Angel et A Girl in every port), Four sons est aussi l'un des grands films Américains de 1928, une année exceptionnelle... La perfection du muet!

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Published by François Massarelli - dans John Ford Muet 1928 Première guerre mondiale *
3 mars 2012 6 03 /03 /mars /2012 18:33

Après un Kid brother aussi gentiment vieillot que délectable, Lloyd fait un demi-tour brutal, et accomplit une intéresante synthèse de ses films citadins, avec Speedy, un film dont le titre renvoie, déja, à The freshman, dont le héros s'était auto-proclamé "Speedy", en déférence à un personnage de son film favori. Le coté rural et le récit d'initiation mis de coté, Harold Swift est un homme établi, dans la mesure ou il est heureux de vivre et confiant: en effet, il change de boulot comme de chemise, une occasion pour le comédien de nous montrer un homme des années 20, tour à tour "soda jerk" ou chauffeur de taxi; les seuls aspects permanents de sa vie son son amour du base-ball, et sa petite amie, dont le grand-père "Pop" Dillon est propriétaire d'une roulotte qui parcourt la ville avec un cheval. Un grand groupe de transports en commun voudrait s'approprier toute la ville, et ne vont reculer devant rien, mais 'Speedy' va aider Dillon...

New York, vu par cet indécrottable Californien qu'était Harold Lloyd, c'est beaucoup de mouvement, et un hommage à la vie citadine en ces optimistes années 20. Comme Keaton la même année qui tourne The cameraman en contrebande, Lloyd installe ses caméras en des endroits emblématiques, et obtient des images superbes, en appelant en prime à la rescousse le héros du baseball Babe Ruth. Son Speedy renvoie à l'optimisme entreprenant de ses personnages, mais n'est pas encore établi, contrairement par example à son héros de Hot water; il rêve, en compagnie de sa fiancée, jouée par la nouvelle venue Ann Christy (Qu'on ne reverra pas chez Lloyd, du reste), d'un foyer dans une très jolie scène, mais son personnage semble avoir mis de côté toute naïveté; il est immature, mais de façon militante, et ce film de 85 minutes passe très vite. Pour son dernier film muet, Lloyd n'a pas démérité, et on appréciera la bataille de david (Le père Dillon et sa charrette) contre Goliath (Le conglomérat prèt à tout), dans lequel Speedy va bien sur jouer un rôle crucial... La poursuite furieuse renvoie à Girl shy et son final délirant. Par ailleurs, il se paie le luxe d'une virée à Coney Island, comme les héros de ce chef d'oeuvre qu'est Lonesome, de Paul Fejos, la même année.

 

Incidemment, ce ne devait pas être le dernier muet de Lloyd. C'est en 1929, après avoir quasiment fini son film suivant, Welcome danger que Lloyd dit avoir entendu les rires du public qui provenait d'un cinéma ou était projeté un film parlant. Sitôt rentré au studio, sa décision était prise: Welcome danger serait un film parlant, et... il a donc été refait dans cette optique. La fin d'un monde...

Speedy (Ted Wilde, 1928)
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Published by François Massarelli - dans Harold Lloyd Muet 1928 Criterion **
17 juillet 2011 7 17 /07 /juillet /2011 18:26

http://4.bp.blogspot.com/-8w2fq_NVBpo/TY6dE9EMV6I/AAAAAAAACXc/TVrtsW8ZQlE/s1600/56553.jpgRéalisé à nouveau par Harry Langdon, et pensé sans doute en réaction au flop monumental de Three's a crowd, The chaser n'a fait qu'envenimer les choses. Il n'aura pas plus de succès, et ne sera jamais vraiment apprécié, bien qu'il présente une comédie noire et typique du style de Langdon, à nouveau épaulé par un script du à son complice Arthur Ripley. Le film commence par deux cartons introductifs: Dieu a fait l'homme à son image, et un peu plus tard, il a créé la femme. Les mêmes cartons reviennent en conclusion, après une heure durant laquelle les auteurs auront usé de toute leur sauvagerie et d'un certains sens de l'absurde pour explorer une certaine forme de mysoginie, mais aussi l'ineptitude de Harry en tant qu'homme...

 

Harry est doté d'une gentille épouse, mais celle-ci a une mère, qui veille au grain, et empêche le mari de faire ce qu'il voudrait, c'est à dire participer à des fiestas imbibées (A distance, Harry Langdon étant ce qu'il est, il ne participe que de loin). Elle pousse sa fille à demander le divorce, mais un juge décide de proposer une solution alternative: il impose à Harry de prendre la place de son épouse: tâches ménagères, robe, le héros se voit contraint de tomber très bas... Si bas que lui-même va se révolter, et un peu malgré lui séduire des innocentes dans un épisode quasi-surréaliste.

 

Disons pour faire court que les auteurs ont été plus inspirés dans le film précédent; ici, le mot d'ordre est clairement dans un premier temps de charger la barque sur la mysoginie, de façon tellement insistante qu'il est impossible de prendre tout cela au sérieux, et dans un deuxième temps de revenir à un comique Sennettien; mais dans les deux cas, Langdon le fait selon ses propres termes, avec sa gestuelle et sa logique. Cela fonctionne parfois extrêmement bien, et de temps en temps, le film est très étrange, comme dans cette scène qui voit l'épouse (Gladys McConnell) rentrer et trouver des indices qui tendent à prouver que Harry s'est suicidé. elle pleure, et s'essuie avec un mouchoir, faisant couler son maquillage qui la rend hideuse, voire effrayante... Langdon s'est essayé à un dispositif spécial, en construisant la maison des protagonistes en coupe, avec trois pièces enchaînées. il utilise ce décor plusieurs fois, pour obtenir d'excellents effets. D'une manière générale, en dépit de ses défauts, le film est très bien mis en scène, il faut juste pour l'accepter être prèt à adopter la logique lente et à demi-endormie de Harry Langdon...

 

Heart trouble, le long métrage suivant, n'a pas survécu. Selon les historiens, il n'aurait été sorti qu'en douce par la First National qui souhaitait se débarrasser de Langdon. Cela fait de cet étrange film la dernière trace de l'auteur Harry Langdon, en même temps que son dernier film muet...

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Published by François Massarelli - dans harry langdon Muet 1928 Comédie *
20 juin 2011 1 20 /06 /juin /2011 17:18

Réalisé sur une longue période, alors que Chaplin, comme indifférent au temps et aux problèmes personnels qui s'accumulaient, s'enfermait plus avant dans son studio ou il travaillait comme seul, à un projet plus austère que les précédents, The circus est une fois de plus un miracle de comédie, une épure d'un genre alors en pleine mutation, comme l'était le cinéma Américain du reste, sous l'influence alors des grands cinéastes étrangers, et en particulier Allemand. D'une part, en effet, Keaton avait évolué dans ses films, et en 1927-1928, tournait College et Steamboat Bill Junior: un film bien de son temps, et une prouesse technique. Lloyd faisait suivre son évocation rurale sur le caractère d'un homme timide et effacé (The Kid Brother) d'un film qui situait le combat entre l'ancien et le nouveau en pleine ville, avec Speedy, au film mené à 100 à l'heure. D'autre part, le film est sorti (Janvier 1928) peu après le beau doublé de la Fox (Sunrise, Seventh Heaven), après The Jazz singer et The Student prince, quelques mois avant The wedding march et The wind... Bref, le cinéma de Chaplin risquait plus que jamais d'apparaître anachronique en cette période de remise des compteurs à zéro.

Et puis, le metteur en scène ne va pas bien; si en surface, sa vie mondaine continue plus que jamais, il sait, pour avoir vu le mal qu'on avait fait à Arbuckle, qu'il était dangereux d'être un homme à femmes... Son deuxième mariage était une catastrophe, dont entendait semble-t-il bien profiter son épouse Lita Grey, et qui commençait à lui coûter cher: il lui avait fallu ranger dans ses boîtes un film sur décision de justice (The seagull ou Woman of the sea, de Josef Von Sternberg, qu'il avait produit). De même que The gold rush avait pris une solide année de travail, The circus était pour Chaplin un exutoire qui prendrait le temps qu'il faudrait, indifféremment aux évolutions des autres studios...

Un cercle, marqué en son centre d'une étoile: voilà le premier plan du film. Belle image du cirque tel que le verra le vagabond, arrivé au cirque par hasard, et une fois de plus amoureux d'une jeune femme impossible à atteindre... A la fin du film, dans une séquence célèbre, c'est au milieu d'un cercle, marqué sur le sol par la tente éphémère du cirque qu'il a choisi de laisser partir sans lui, que le vagabond se retrouve seul avant de repartir vers d'autres aventures... Comme si rien ne s'était passé, à l'extérieur comme à l'intérieur du cercle. Entre temps, pourtant, des péripéties qui vont opposer Chaplin à un irascible patron de cirque (Allan Garcia), dont la fille (Merna Kennedy) sera un temps la raison de vivre du héros, avant qu'il ne laisse un autre que lui (Harry Crocker), plus talentueux, plus beau, plus tout, la courtiser et finalement l'épouser. Chaplin, dans ce film, est à la fois partie intégrante du show (Il est clown malgré lui) et dans les coulisses, et on ne quitte que très rarement les allées du cirque pour aller voir ce qui se passe dans le spectacle...

Métaphore aussi bien de la vie que du spectacle, dans lequel on doit laisser faire ceux qui savent, le film n'est pas tant une métaphore de Chaplin lui-même; il savait ce qu'il faisait, contrairement à ce petit homme qui n'est jamais si drôle que quand il ne sait pas qu'il est employé pour faire rire. Mais ce qu'il sait, lui qui a goûté au bide avec son projet le plus ambitieux, c'est que le public est versatile... Et qu'on ne peut pas forcer sa nature, d'où cette séquence superbe dans laquelle le clown malgré lui s'essaie à la corde raide pour notre plus grand bonheur; d'où aussi un film qui ne cherche pas à suivre les tendances virtuoses du cinéma de l'époque... S'il n'est pas le meilleur des Chaplin, et à ce niveau on ne mesure plus, en fait, The circus est un film qui passe tout seul, un concentré Chaplinien qui tient sacrément la route, une fois de plus.

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Published by François Massarelli - dans Charles Chaplin Muet 1928 Criterion **
20 mai 2011 5 20 /05 /mai /2011 17:51

Réalisé peu après Street angel, ce film de Frank Borzage va dans une direction différente des deux précédents films avec Charles Farrell: d'une part, pas de Janet Gaynor ici, l'actrice qui incarne le premier rôle féminin est Mary Duncan, d'un tout autre genre... Sinon, le symbolisme et la stylisation du décor et du travail de caméra disparaissent au profit d'un travail plus réaliste, qui a trompé certains historiens, Kevin Brownlow en tête, sur le lieu de tournage: ces cabanes dans les montagnes, cette rivière, tout ça provient bien des studios de la Fox... Le chef-opérateur Ernest Palmer, collaborateur déja sur les deux classiques précédents du metteur en scène, est malgré tout toujours de la partie. Le film n'a pas eu, à sa sortie, le succès des précédents, il faut dire qu'il est resté dans les placards assez longtemps, dans le but d'y ajouter des séquences parlantes (avec le consentement et la participation de Borzage, contrairement à ce qui s'est passé avec Murnau pour Four devils et City girl, dont les ajouts sonores ont été faits par des tiers); malgré ces additions, le film était sans doute encore trop muet pour un public qui avait oublié un peu vite les frissons de Street angel. Et puis, le film est sorti en France sous le titre de La femme au corbeau, où il a été (dans sa version muette), un gros succès. Les surréalistes s'en sont emparés, le film est ensuite entré dans l'histoire alors que toutes ses copies disparaissaient. Toute? Non, une copie 16 mm contenant 5 des 8 bobines, deux bobines 35 mm, et une séquence 35 mm d'environ 5 mn (des chutes coupées par la censure suédoise) ont survécu, ainsi que des éléments de la bande-son (de la version intermédiaire: sonore, mais pas parlante). La reconstruction a eu lieu en plusieurs temps, dirigée par Hervé Dumont: avant la découverte en Suède d'éléments coupés un peu partout, le film totalisait environ 48 minutes, dont de nombreux intertitres qui résument les séquences manquantes; il en fait maintenant 54.

Allen John Pender (Charles Farrell), un jeune voyageur, s'est arrêté sur une ville minière du nord de la Californie. Il se lie d'amitié avec un sourd-muet, Sam (Ivan Linow). un ami de celui-ci est tué par le contremaître Marsdon (Alfred Sabato), qui l'avait vu tourner autour de sa petite amie Rosalee (Mary Duncan). au moment de partir en prison, il confie à celle-ci son corbeau, qui va veiller sur la jeune femme... ici, le film tel qu'on le voit aujourd'hui commence.

Rosalee et Allen John se rencontrent à la faveur d'une baignade. Le jeune homme se prépare à abandonner sa péniche, et prendre un train pour aller passer l'hiver ailleurs, mais il en est empêché, pris dans sa conversation avec Rosalee. celle-ci s'amuse beaucoup de refaire le coup au jeune homme dont elle cherche bien vite la compagnie. La séduction devient de plus en plus brûlante entre les deux, surtout de la part de Rosalee...

Oui, Il s'appelle Allen John. Aucun rapport, bien sûr...

C'est hallucinant, et probablement unique dans l'histoire du cinéma, qu'un film évidemment tronqué ait pris autant d'importance. Ce qu'on a ici, ce sont les cinq huitièmes d'un film, dont on n'a ni l'exposition, ni l'ensemble de l'évolution des personnages, ni le dénouement (l'amour des deux héros, le retour de Marsdon, et le meurtre de celui-ci par Sam, puis une scène de sauvetage de Rosalee par Allen John largement annoncée par des séquences antérieures, dont la fameuse baignade). Autant dire qu'on devrait être devant un puzzle impossible à regarder, mais non: le film se voit et se revoit sans problème, et fascine. On peut multiplier les exemples de films incomplets, et constater que c'est irrémédiable: avec Confessions of a queen, de Sjöström, réduit dans des proportions à peu près similaires, le fait est que c'est juste le fantôme d'un film. Pire, les 10 minutes qui nous restent de The divine woman, du même Sjöström, nous laissent perplexes. Ici, on a presque l'impression de la perfection: tout le film tel qu'il existe est centré sur la séduction, lyrique, frontale et érotique, d'Allen John par Rosalee. Non que le jeune homme ne fasse rien, mais ses tentatives sont marquées par une certaine gaucherie, il est entendu que des deux, il est celui qui est vierge. Aucune impression salace, pourtant, c'est un rapprochement qui apparaît nécessaire, et même si Rosalee au début veut sans doute s'amuser un peu avec celui qu'elle a vu nu (dans une séquence qui joue avec la promiscuité, de façon troublante, comme souvent chez Borzage), elle finira par l'aimer, tout autant que lui l'aime. Les minutes retrouvées en Suède sont fascinantes par leur franchise, et tout ce qui était allusion dans le film tel qu'on le connaissait auparavant devient maintenant d'une sublime impudeur: Rosalee manipule Allen John afin qu'il la touche, et leur embrasement est d'une sensualité fabuleuse. Leur rencontre amène les deux êtres à se chercher, même à se battre, surveillés par l'omniprésence d'un corbeau dont l'ombre finit par prendre tellement de place que Rosalee tente de le tuer... Marsdon, le prisonnier qui emprisonne sa petite amie dans une cage virtuelle, n'est jamais très loin.

Cette rencontre, qui commence lors d'une baignade, culmine dans des scènes ou Allen John, désireux de s'imposer à Rosalee, fait montre de sa force physique en coupant du bois par un froid extrême, et va trop loin: frigorifié, il s'évanouit, et est retrouvé le lendemain à l'article de la mort par Sam. Celui-ci ramène le jeune homme à Rosalee, et le reste est dans les histoires du cinéma: le jeune femme le déshabille sans hésitation, et s'allonge sur lui pour le faire revenir à la vie. Et ça marche... La puissance des deux acteurs est évidemment une source de réussite ici, Farrell face à Mary Duncan, dont l'érotisme franc est pour le moins bien éloigné du style de Janet Gaynor, joue à merveille la fragilité, ce mélange de déraison et de force mal contrôlée qui manque de perdre son personnage. 

Il n'empêche, l'une des grandes originalités de ce film hors-normes, c'est de reposer sur une situation érotique inversée: les baignades prétextes à nudité d'actrices sont légion dans l'histoire du cinéma, de Dolores Del Rio (Bird of Paradise, Vidor) à Catherine Rouvel (Le déjeuner sur l'herbe, Renoir), en passant par Jennifer Jones (Duel in the sun , Vidor ...encore lui). Mais ici, la première séquence complète du film permet de montrer de quelle façon Borzage évite les pièges de la concupiscence traditionnelle, en commençant par exposer l'acteur et non la jeune femme.

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Dans un premier temps, Rosalee est interloquée par la vision.

 

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Elle ne détourne pourtant pas son regard, attend de voir le moment ou le jeune homme va découvrir qu'il n'est pas seul.

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Finalement, devant le calme de la jeune femme, Allen John au départ effarouché va se laisser aller, et parler avec elle. Une scène touchante (la naïveté du jeune homme), troublante (la jeune femme ne le lâchera plus), et pour tout dire comique (le jeu de Farrell, tout en gaucherie, en particulier lorsqu'il se cache, laissant juste voir ses yeux).

 

Ainsi réduit, le film nous apparaît malgré tout glorieux et inépuisable. Ce n'est pourtant pas la Vénus de Milo: si on peut un jour le compléter avec ce qui manque, on se jettera sur le résultat avec gourmandise, et si c'est un film dont les séquences ajoutées sont moindres, on se réjouira de retrouver la cohésion des intentions de Borzage. De fait, le soin apporté au décor, ici visible dans un court fragment de séquence au début, la relation entre les scènes du début, avec sa rivière pleine de tourbillons, et la séquence de sauvetage à la fin, le meurtre froidement assumé de Marsdon par Sam, et l'amour pleinement assumé de Rosalee et Allen John, tout ça on voudrait le voir un jour. Que la transformation, la sublimation d'Allen John par Rosalee et son contraire soient enfin révélés à leur juste mesure, et qu'on puisse remplacer ces séquences bouillonnantes de vie dans un écrin restauré. C'est tout ce que je demande, en tant qu'admirateur inconditionnel de ces 5/8e de film.

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Published by François Massarelli - dans Frank Borzage 1928 Muet Film perdu **
15 mai 2011 7 15 /05 /mai /2011 18:53

Réalisé après Seventh heaven, dont il approfondit le style dans la direction montrée par le Sunrise de Murnau, interprété par les mêmes acteurs et réalisé par la même équipe, Street angel a eu un succès exceptionnel, le plus important pour la carrière muette de son réalisateur, et l’un des plus gros succès de la (première) Fox. Ajoutons à cela le fait qu’il ait été tourné en 1928, l’année de The wind, The wedding march, The cameraman, Speedy, Beggars of life… Une année exceptionnelle, mais aussi la période des derniers feux du muet, et des premiers cafouillages du parlant : Lights of New York, The singing fool

L’intrigue nous conte les aventures d’un couple : un homme-enfant, peintre visionnaire (il ne voit pas « les choses qui sont derrière les choses », il essaie de peindre la femme de sa vie telle qu’elle est et non telle qu’elle se montre), et une jeune femme orpheline, prématurément vieillie (et rendue triste et un brin cynique) par les vicissitudes de la vie : sa mère est morte parce qu’elle a été arrêtée le jour ou elle tentait de trouver l’argent pour la soigner en se prostituant. Ils se rencontrent en terrain neutre: le cirque avec lequel elle a mis du champ entre elle et la police... Mais à la suite d’un accident, Gino prend l’initiative de ramener Angela à Naples, une ville dont il ignore qu’elle a une relation avec le passé trouble de sa bien-aimée.

Le film est resserré par rapport à l’univers très cohérent créé autour de Chico, Diane, et de leur paradis dans Seventh Heaven, ces personnages secondaires qui baignent tout l'autre film: Boul, son taxi, le collègue-voisin et son épouse, etc. Ici, Angela (Gaynor) et Gino (Farrell) sont, sinon seuls au monde, en tout cas les seules attractions permanentes. Les lieux varient: on commence à Naples (Une série de ruelles et de maisons recrées en studio, on est encore en pleine période post-Sunrise), et au gré des déplacements du cirque, on voyage un peu avant de revenir à Naples, mais vue de deux points de vue diamétralement opposés. La mise en scène, d’ailleurs, va souvent dans ce sens : les deux amoureux sont apparemment sur la même planète, mais vont dans des directions opposées ; le thème éminemment Borzagien de l’élévation, toujours apparentée au cheminement spirituel des personnages, surtout depuis Seventh Heaven, est repris dans Street Angel, mais en y faisant un usage inhabituel de la différence de taille, il est vrai spectaculaire, entre les deux acteurs: Farrell vise les étoiles, le bonheur, le ciel, la lumière et pousse le couple vers le haut. Elle campe, les pieds sur terre, la tête sur les épaules, et elle est celle qui revient constamment à la réalité: ainsi le premier plan de Janet Gaynor au cirque sera-t-il un plan de ses jambes, avec des collants noirs, nonchalamment exposées, avant un échange qui la voit affirmer son insouciance et son refus de l’amour, tout en croquant une pomme. En tant qu’artiste, elle monte sur des échasses, mais là encore les échasses seront vues non comme un moyen d’élévation, mais plutôt comme une façon de garder le contact avec le sol, la caméra nous révélant les échasses d’abord, avant de nous faire comprendre que c’est Angela qui y est juchée. Et d’ailleurs, du haut des échasses, elle peut voir les gendarmes, et elle tombe… Ou encore, après l’accident, Borzage nous montre ses pieds et ses mains, ayant placé sa caméra au ras du sol, afin d’identifier son personnage comme quelqu’un de foncièrement terre-à-terre, pas au sens négatif du terme, mais au sens réaliste : elle sait que son destin, qui la lie à Naples, l’amènera en prison tôt ou tard.

De son coté, Gino (dans leur appartement à Naples, ils font chambre à part, elle est en bas, et lui en haut, forcément!) est celui dont le but est d’enluminer le plus haut des murs de sa peinture, et de prendre la jeune femme dans ses bras pour la soutenir. Découvrir la vérité, de la bouche d’une prostituée (Natalie Kingston, la partenaire d’Harry Langdon dans les courts Sennett, et Jane dans un serial Tarzan de 1929), devient une descente aux enfers. Mais le retournement de situation, qui entraînera enfin le couple dans la même direction, est sis dans une église, ce qui confirme le gout de Borzage pour la chose religieuse, oui, mais vue d’un point de vue légèrement profane: poursuivant la jeune femme dans une église, Gino s’apprêta à la tuer, lorsqu’il voit un tableau qu’il a peint d’elle, maquillé par un escroc afin de le faire passer pour une toile de maitre. Elle y est devenue une Madone, et elle, qui a purgé sa peine, et qui vient de se reconnaitre enfin dans ce tableau, lui fait comprendre qui elle est vraiment, et ils repartent à zéro. Donc oui, ils ont bien été sauvés par la Madone, mais cette Madone a été obtenue par des moyens assez peu orthodoxes : la tentation de personnaliser la religion est là encore une tendance très représentée chez l’auteur de The mortal storm : voir le nombre de mariages de fortune avec un substitut de prêtre (Ici, Gino donne une bague à Angela dans une barque, et cela revient à les marier, d'autant qu'ils vont vivre ensemble après), ou de liens spirituels peu communs dans ses films, sans parler de Ian Hunter dans Strange cargo.

Borzage, qui avait fait des pas de géant (en compagnie de Ernest Palmer, qui revient ici éclairer le film d’une manière sublime, dans une sorte de préfiguration de ce que fera Joseph August pour Ford dans The Informer) en matière de mise en scène et de scénographie, confirme et renforce encore son style, avec des plans-séquences splendides, qui définissent les personnages : Janet Gaynor, dans les rues de Naples, est en territoire connu, et salue tous et toutes, retrouve son chemin. La caméra est assez distante et nous permet d’appréhender sans effort l’ensemble du parcours. Farrell, quelques minutes plus tard, cherche sa bien-aimée, ne la trouve pas. La caméra est en pleine rue, derrière lui, et le suit dedans des pérégrinations qui mettent en valeur son sentiment d’être perdu. Il ne reconnait ni les gens qui l’entourent, qui se transforment petit à petit en ombres, ni les lieux. A la fin de la séquence, dos à un mur blanc, il est seul dans le champ, vide, et assiste au ballet des gens qui ne sont pour nous que des ombres qui passent. Quelle maitrise dans les plans-séquences, et quel bonheur visuel dans ce film. On y voit généralement l’influence de cette étrange bête à cornes qu’on nomme le plus souvent l'"Expressionisme Allemand". Je crois qu’il faut surtout rappeler que Murnau faisait encore autorité à la Fox, et que Borzage était sans doute le meilleur de ses élèves. La première partie, le noir conte d'Angela à Naples, est magnifique, avec ses jeux d'ombres, ses plan-séquences, l'épopée tragi-comique d'Angela dans les rues, qui essaie d'aguicher tous les hommes qu'elle rencontre. le brouillard vient s'ajouter à la partie, et continue à nimber les scènes de mystère, et petit à petit de plus en plus, d'une certaine odeur de sacré...

Si Borzage ici enfonce le clou de sa peinture de l'amour absolu, représenté par le lien très fort entre ces deux êtres, son travail auprès des acteurs est remarquable, dans la mesure ou il leur demande des variations, infimes pour Farrell, mais très impressionnantes pour Gaynor, de leurs personnages. Angela est un sacré bout de bonne femme, mais on n'est pas loin, avant son accident, de constater qu'elle est revenue de tout. La maquillage bien sur joue un rôle, mais Janet Gaynor joue la carte de l'impulsivité, de la colère, avec un brio phénoménal. L'éventail de son jeu tel qu'il apparaît dans le film est d'autant plus impressionnant que tous ces changements n'affectent en rien la cohérence de son personnage. A Farrell, Borzage donne une fois de plus le rôle de l'optimiste, du naïf, mais cette fois le peintre Gino ne sait pas, contrairement au très sur de lui Chico. Il ressent les choses, et a besoin de sa muse. L'épisode qui le voit incapable de peindre une fresque, parce qu'il a perdu la femme de sa vie, nous le montre immobile, de dos, sur un échafaudage: coincé entre deux mondes. IL a besoin d'elle pour accomplir, créer, travailler donc: c'est lui qui accomplit le travail sur Angela, par un étrange ballet lié au tableau: celui-ci va dire une vérité sur la jeune femme, malgré elle et malgré le peintre. Le travail d'escrocs sur le tableau va devenir une représentation de sa personne une fois que la jeune femme aura purgé sa peine. Ce que confirme le départ de Lisetta et Angela de prison: Lisetta retourne en bas, vers la rue, et Angela monte, pour rejoindre Gino...

Le titre fait allusion, dans la bouche peu sainte de Lisetta, à la prostitution. Elle utilise le terme pour se désigner elle-même. Le mot Angel revient aussi chez Angela, lorsqu'elle déplore le départ du tableau que Gino vient de vendre; elle dit, à juste titre, que c'était un peu leur "ange gardien". La fin lui donnera raison, mais Gino, bien sur, est l'ange d'Angela, celui qui la sortira définitivement de son destin, et celui qui saura voir la vraie sainte qui est en elle. Enfin, Angela, vue en femme sublimée par Gino, transformée en Madone par les contrefacteurs, et reflet d'elle-même dans la scène finale de l'église, ne s'appelle pas ainsi pour rien... Film majeur de la fin du muet et de son auteur, Street angel est un autre chef d'oeuvre de Frank Borzage.

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Published by François Massarelli - dans Frank Borzage 1928 Muet **
5 mai 2011 4 05 /05 /mai /2011 16:31

Dans The General, Keaton partait à la poursuite de sa locomotive, et découvrait une fois arrivé sur les lignes ennemies que sa petite amie avait été enlevée par-dessus le marché. Dans Go west, lorsque le riche fermier lui demandait ce qu'il voulait en échange du service rendu à la fin, il avait préféré la vache plutôt que la fille... Ici, Buster (jamais nommé, mais manifestement Marceline Day l'appelle Buster si on lit sur les lèvres...) est en plein travail, lorsqu'une équipe de prise de vues d'actualité le bouscule, avec la foule massée pour accueillir une célébrité en pleine rue, et Buster se retrouve face à la jeune femme, et c'est le coup de foudre. Seulement plus tard, lors de leur seconde rencontre, il va découvrir sa vocation: il sera cameraman d'actualités... C'est un détail, mais c'est aussi une preuve, aussi infime soit-elle, que Keaton ne fait plus ce qu'il veut. Enfin, pas tout en tout cas: il a réussi à mener en contrebande un tournage entier, sans être crédité, et à imposer son montage, ce qui n'est pas rien! The cameraman est un film paradoxal: à la fois il inaugure la déchéance, en étant le premier film de son contrat MGM qui est une émasculation en bonne et due forme, et il reste parmi les meilleurs films du comédien.

Donc, il sera caméraman, mais les films qu'il ramène sont pour le moins déroutants. Parallèlement, il entame une maladroite mais touchante cour auprès de la jeune femme, interprétée par Marceline Day (Elle a travaillé chez Sennett, notamment aux cotés d'Harry Langdon, et est une jeune vedette en vue à la MGM), et rencontre souvent un policier qui le soupçonne d'être un fou furieux, Harry Gribbon... 

New York n'est pas, dans les années 20, une destination privilégiée, et pourtant il va le devenir: en 1928, deux films, deux comédies, vont capter avec bonheur la ville dans sa vérité, dans son quotidien, avec des extérieurs tournés sur place, en liberté: celui-ci, et Speedy, de Ted Wilde, avec Harold Lloyd. Le film qui nous occupe a été décidé par d'autres personnes, et un réalisateur, des gagmen maison, et des techniciens ont été imposés par la MGM. Trouvant le script ridicule, Keaton a profité de l'éloignement vers l'Est pour une partie du tournage, pour faire ce qu'il voulait, et le film est en réalité un savant mélange de situations imposées (les mésaventures de Keaton avec le policier commencent par une scène que les auteurs MGM ont écrite pour en faire un dialogue basé sur de nombreux jeux de mots, ce qui en dit long sur leur science la comédie burlesque muette!) et d'improvisations (Le match joué par un Keaton rêveur sur un stade absolument vide, la course dans les rues très peuplées d'un New York qui s'avère en réalité être Los Angeles, pour arriver chez Marceline alors que celle-ci ne s'est pas encore rendue compte que Buster n'était plus à l'autre bout du fil, ou encore la vision d'un Buster affublé de sa caméra, accroché à une voiture de pompier). L'ensemble possède une unité, une humanité aussi, qui en font tout simplement un très grand film. L'enjeu final, durant lequel Buster se fait voler le sauvetage de sa petite amie par un sale type, arrache immanquablement des soupirs de frustration du public, quel que soit l'âge, quel que soit le lieu ou il est projeté. 

A ce niveau d'identification et d'empathie du public pour le héros, on s'incline: Buster Keaton, en liberté, flanqué de son équipe (Fred Gabourie, Elgin Lessley, Clyde Bruckman) ne pouvait pas faire autre chose que du bon. Au lieu de reconnaître leur erreur et d'admettre que le film était réussi grâce à Keaton, le studio s'est approprié la réussite, et de fait, avec The cameraman, empreint de sa sensibilité, de son humour si typique, et de son sens visuel si distinctif, Keaton signe son dernier grand film.

 

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Published by François Massarelli - dans Buster Keaton Muet 1928 Comédie Criterion **
29 avril 2011 5 29 /04 /avril /2011 11:48

Steamboat Bill Jr est le dernier film indépendant de Buster Keaton. Ce qui a commencé comme une entreprise quasi familiale lorsque Joe Schenck, producteur de Roscoe Arbuckle dans les années 10, a poussé Keaton en avant, est devenu un objet encombrant dans les mains du producteur. Celui-ci va avoir des responsabilités à la United Artists et va manquer de temps pour continuer leur collaboration. Son frère est l’un des dirigeants de la MGM, et Keaton n’est plus profitable: le contrat est dissous, et Keaton « vendu » à la MGM. Le divorce de Keaton d’avec Natalie Talmadge, belle-sœur de Schenck, a certainement joué aussi. Mais pour une dernière fois,  Steamboat Bill Jr voit Keaton tricher avec Schenck, et faire un film derrière son dos, avant de partir pour sa nouvelle demeure, un studio qui ne sait pas ce qu’est la comédie (Pourtant, ce sont bien des affiches MGM qui figurent sur un mur détruit de cinéma, lors de la fameuse tempête qui clôt le film : hommage ou ironie, ou simple commodité ? Les affiches de The Boob, de William Wellman, et de The temptress, de Fred Niblo, sortis tous les deux en 1926, apportent un petit décalage charmant.).

Le réalisateur en titre, Charles Reisner, a travaillé avec Chaplin, et travaillera plus tard avec les Marx. Son style est une absence de style, il s’agit d’un de ces réalisateurs spécialisés et compétents, sur lesquels on peut compter. Keaton, lui, va mener la barque de bout en bout, phagocytant le script de Carl Harbaugh et le transformant à sa guise, menant tout le monde à la baguette, à tel point que Kevin Brownlow parlera de Reisner, dans son documentaire Buster Keaton : A hard act to follow, comme de l’ « assistant » de Keaton… de fait, on se trouve ici avec un film dominé par le style de Keaton, construit avec sa rigueur, et empreint de ce jeu physique, de représentation de l’émotion par le geste. Quelle qu’ait été la part de Reisner sur le film (et il était sur le plateau, ça ne fait aucun doute), c’est Keaton qui l’a signé. C’est une évidence.

Ce qui est encore plus évident, c’est la façon dont Keaton a utilisé ce film pour régler ses comptes (comme il l’avait déjà fait avec le concours de l’intéressé, dans Neighbors) avec son propre père : Steamboat Bill, ce capitaine de vapeur sur une rivière non identifiée (le film a été tourné sur la Sacramento River, et le petit port de River Junction est largement fictif) est modelé sur Joe Keaton, l’homme auquel Joseph Keaton Jr, dit Buster, doit son surnom : Joe avait l’habitude, lors de leurs sketches de music Hall, d’envoyer son fils dans le décor, littéralement. Sa grande violence incontrôlable apparait à mon sens dans sa gestuelle délirante, telle qu’on peut la voir dans une scène de Our hospitality : le conducteur de train irascible exprime son mauvais caractère par des coups de pieds inattendus, qui font penser que ce type devait être invivable. Keaton fait de Steamboat Bill un homme qui n’a pas vu son fils en 20 ans, s’attend à le découvrir en grand gaillard, et découvre Buster à la place. Sa rancœur sera à la hauteur de sa déception, et comme Buster Keaton s’est ingénié à se représenter exactement comme le pire cauchemar d’un homme comme Steamboat Bill Canfield (Ridiculement accoutré, avec une horrible moustache, flanqué d’un ukulélé, et sans le moindre effort pour cacher sa petite taille), l’effet est saisissant. Pour incarner le père abusif, Buster a engagé une star, Ernest Torrence, et le contraste entre l’énormité du jeu de celui-ci, et l’absence rituelle d’émotions classiques par Keaton fait merveille.

A River Junction, deux hommes se disputent : Steamboat Bill Canfield propose des croisières aux touristes sur son vieux bateau à aubes, le Stonewall jackson, mais le riche King veut lui faire concurrence : il est déjà un banquier influent, un restaurateur important, et certainement impliqué dans la politique; d’ailleurs, il ne lit pas la presse locale : une scène le voit chercher désespérément, sur un stand, des journaux nationaux qu’il ne trouve pas. Bref, un sale bonhomme… Comme personne n’est parfait, le sale bonhomme a une fille, Kitty (Marion Byron), qui s’apprête à rentrer de ses études à Boston. Et c’est le jour même du grand retour de Willie, le fils de Steamboat Bill, dont l’apparition va déclencher des ennuis ans fin pour son père, qui va à la fois souffrir de la présence de son fils, et essayer de le former. Comme les deux jeunes gens se connaissent et s’apprécient, la lutte contre King va poser une multitude de problèmes…

L’ensemble des premières cinquante minutes concerne effectivement cette comédie de caractère, dans laquelle on n’attendrait pas Keaton s’il ne jouait au mieux de son physique, et de la puissance homérique de Torrence. Marion Byron est beaucoup mise à contribution, aussi, ainsi que le décor de la petite ville, très typée, avec ses maisons en bois et son coté fourre-tout portuaire. On est de retour dans l’Amérique profonde de Our hospitality, et tant pis si Marion Byron est de fait une jazz-baby typique, avec ses cheveux courts, son chapeau cloche et sa voiture puissante, tout va dans le sens de célébrer l’Amérique de toujours. On n’est pas loin ici d’un film contemporain, sorti exactement la même année : Speedy, de Ted Wilde, avec Harold Lloyd concerne lui aussi une lutte entre les anciens (Un vieux bus à cheval) et les modernes (une compagnie de tramway), mais contrairement à lloyd, Keaton fait de cette lutte un élément folklorique. La lutte la plus importante du film, c’est celle entre Canfield et son fils.

Les efforts de Willie seront nombreux, mais au début, tout porte à croire qu’il ne peut satisfaire ce père intransigeant, jusqu’à une tentative désastreuse de faire évader son géniteur : celle-ci a bien failli réussir, et le tour de force de cette scène est de jouer la carte de l’évasion sans aucun second degré, et de faire de cette scène, de façon crédible, la réalisation par Canfield de la vraie valeur de son fils. Par crédible, j’entends avec quand même une grande dose de ridicule et de décalage, avec ce fils qui débarque en pleine prison avec un pain rempli d’outils, limes et autres scies… de même les rapports entre Kitty et Willie sont-ils dépeints avec le principal renfort de la gestuelle, comme en témoigne cette superbe scène durant laquelle Willie assiste impuissant à l’arrestation de son père, alors que Kitty derrière lui hésite à venir à sa rencontre. Elle finit par se décider, et s’avance précautionneusement, finissant par tourner les talons au moment ou Willie se retourne. Celui-ci ne comprend pas de quelle direction la jeune femme vient, et celle-ci continue son chemin, en faisant semblant de ne rien avoir vu, le nez au vent… Superbe exemple d’une scène dans laquelle une grande dose d’émotions, ainsi que d’intentions liées aux sentiments, sont exprimées en un plan, et en quelques gestes. Si le film repose sur les caractères, et un certain nombre d’enjeux (Canfield acceptera-t-il son fils ? Willie peut-il se rendre acceptable ? King et Canfield peuvent-ils enterrer la hache de guerre et s’entendre ? Kitty et Willie parviendront-ils à résoudre ce sac de nœuds et s’aimer sans arrière-pensées ?), il lui fallait biens sur une résolution spectaculaire. Après avoir flirté avec l’idée d’une inondation, c’est finalement avec une tornade que le film se clôt, dans une série de scènes et de gags justement célèbres, qui ont fait grimper le budget… Mais le responsable de la décision de simuler la tornade n’étant autre que Harry Brand, le superviseur du budget imposé par Schenck, l’affaire ne manque pas d’ironie…

On a tout dit sur cette fin en forme de cyclone dévastateur, et tout est vrai : magnifiquement construite, avec la panique générale qui précipite tous les protagonistes dans les abris… sauf Buster, qui seul dans la ville en pleine tornade, doit affronter le vent, les objets qui volent, et bien sur les murs qui le menacent. On pourra bien sur considérer cette tempête comme l’épreuve que doit affronter Willie Canfield pour être accepté par son père (D’autant que cette tornade implique effectivement de sauver Steamboat Bill de sa prison) ou pour que King lui donne la main de sa fille. On peut l’interpréter comme une métaphore brillante de la propre tourmente dans laquelle se débattait alors le comédien, ou on peut simplement y voir un tour de force de la part de quelqu’un qui ne rivalisait qu’avec lui-même, et qui essayait ici de retrouver le style de scène spectaculaire qu’il vait par la force des choses laissées de coté depuis The General. Quoi qu’il en soit, ces scènes sont merveilleuses, et on n’a pas besoin ici de rappeler à quel point Buster Keaton savait s’impliquer physiquement dans ce genre de séquence : ici, il va plus loin que jamais. Ces scènes hissent le film, tout simplement, au niveau de The General. Bien sur, la cohésion de ce dernier, avec sa poursuite fabuleuse qui court sur le film entier, aura toujours l’avantage, mais Steamboat Bill Jr est bien le deuxième chef d’œuvre, un film spectaculaire dont tout le monde se rappelle, y compris ceux qui n’aiment pas le muet, y compris ceux qui n’ont jamais vu le film: on appelle ça un classique. 

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Published by François Massarelli - dans Buster Keaton Muet Comédie 1928 **