Kihachi (Takeshi Sakamoto) et Jiro (Den Obinata) sont deux amis, des ouvriers d'une distillerie. Kihachi vit avec son fils, Tomio, qui est probablement plus mûr que lui! Les deux amis rencontrent une jeune femme, Harue (Nobuko Fushimi), et commencent donc à développer une rivalité amoureuse. Si Kihach a tendance à jouer à fond la carte du père célibataire, il se le voit aussi beaucoup reprocher...
Le personnage de Kihachi reviendra dans un certain nombre des dernières comédies muettes d'Ozu, interprétées par le même acteur. Le metteur en scène, qui a pourtant toujours été assez versatile dans cette période, commence à stabiliser son art autour de la comédie familiale, douce-amère, et le personnage bourru, mal dégrossi, même vulgaire (il préfigure presque le paysan devenu soit-disant amouraï par dépit, incarné par Toshiro Mifune dans Les sept Samouraïs de Kurosawa...) incarne parfaitement son idéal comique: un personnage de rustre, interdit de sophistication, mais pour lequel la famille est la plus importante chose du monde, et son fils en est le centre...
Mais la comédie, justement, est saupoudrée dans le film, grâce évidemment au comportement grossier mais lunaire de Kahichi, qui est assez clairement inspiré de Chaplin; et Ozu multiplie les gags, comme ces merveilleuses séquences au début du film, qui nous montre des contagions de comportements (un type d'humour qu'adoraient Chaplin, Stan Laurel et Jacques Tati): trois amis pendant une soirée théâtrale se refilent un porte-monnaire vide comme un sparadrap dont on n'arrive pas à se débarrasser, puis l'un d'entre eux, qui se gratte en permanence, semble semer ses bestioles à toute l'assemblée!
Ca commence par une vision profondément noire d'un couple bourgeois, dans lequel l'homme (servi par une armée de bonnes à tout faire en costume traditionnel) se plaint du comportement de son épouse, qui manifestement ne trouve plus son bonheur dans leur couple... Il va jusqu'à dire devant elle, à leur médecin, que c'est la fin du couple. Du couple, on passe brièvement au comportement équivoque de l'épouse qui flirte plus ou moins ouvertement avec un jeune employé de son mari; ce qui est observé par une jeune femme, Oyaka (Isuzu Yamada). celle-ci est amoureuse du jeune homme, et le met en garde contre une aventure avec "la patronne"...
Oyaka, qui a besoin d'argent (son père a commis un délit qui risque de lui valoir de la prison, s'il ne rembourse pas), est approchée par le patron qui souhaite ouvertement en faire sa maîtresse. Elle refuse, mais après une querelle avec son père, elle quitte le domicile familial et va s'installer chez son patron, cherchant à éviter les potins, les soupçons de l'épouse, mais aussi ceux de son petit ami. Elle a commencé une descente aux enfers...
C'est l'un des premiers films parlants de Mizoguchi, qui est déjà très intéressé par une thématique bien précise: la façon dont la société du Japon a institutionnalisé le rapport dominant des hommes sur les femmes, au point de pousser celles-ci vers la prostitution, sous une forme ou sous une autre. On constatera dans l'exposition de ce film que les torts sont sans doute un peu partagés, dans ce film axé sur la débrouillarde Oyaka, qui est flanquée d'un père totalement irresponsable, et le réalisateur semble installer une situation sociale propice à des envies de transgression, ce qu'il ne fera pas aussi ouvertement dans ses films ultérieurs. Mais la façon dont il lie intimement, dès le départ de son intrigue, les destins d'Oyaka, du patron, de l'épouse, et du jeune homme, est magistrale.
Mark Renton (Ewan McGregor), dit Rent-Boy, nous raconte sa vie à Edimburgh, entre les copains et l'héroïne... Avec Spud (Ewen Bremner), Sick Boy (Johnny Lee Miller), Tommy (Tommy McKenzie) et Francis Begbie (Robert Carlisle), plus âgé, et sans doute plus irresponsable que tous les autres, ils font des bêtises, pour ne pas dire de grosses conneries, et sinon, eh bien... Ils vivent, survivent tant bien que mal, et tentent de concilier cette paradoxale quête du rien avec l'hébitude dangereuse et coûteuse, alimentée par de fréquentes visites de Mother Superior (Peter Mullan), le dealer attitré des trois junkies, Sick boy, Spud et Rent-Boy...
Quand je dis qu'il nous raconte sa vie, ce n'est pas un vain mot. Car dans cette histoire toute en illustrations, digressions et dérapages, Renton sait parfaitement qu'il nous raconte toutes ces horreurs, sublimes ou ridicules, hilarantes ou écoeurantes, selon les cas: d'un drap rempli de diarhée, à la mort immonde d'un bébé, des exploits sexuels de Rent-Boy (avec Diane, une mineure interprétée par Kelly McDonald) à un passage autour de, je cite, les toilettes les plus sales de toute l'Ecosse (un fait souligné par un texte qui apparaît à l'écran. Ce film est un peu un enfant de la méthode Scorsese, celle qui est à l'oeuvre dans Goodfellas, Casino et The wolf of Wall Street), dans laquelle on donne à un anti-héros la possibilité de narrer sa propre odyssée délirante... Mais le film semble aussi un descendant tordu de la méthode Ken Loach, qui a toujours cru en un certain naturalisme (et dont Robert Carlisle est justement un des acteurs fétiches). Car bien des aspects ici renvoient à cette forme particulière de cinéma proche d'une peinture de la vérité, des accents et du lexique Ecossais, aux événements toujours plus ou moins exagérés, en passant par la narration, bien sûr mais aussi l'exagération permanente du point de vue des junkies en plein trip. Le film passe son temps à dynamiter le réalisme et le naturalisme de ce qu'il raconte (qui vient d'ailleurs d'un livre, Trainspotting d'Irvine Welsh), comme pour souligner à quel point l'héroïne détruit tout sur son passage...
Comment les conservateurs de l'époque ont pu imaginer un seul instant que ce film souvent jouissif mais aussi très dur derrière la politesse punk de son humour féroce, puisse être un plaidoyer en faveur des drogues dures, me surprend toujours. Certes, il n'a pas que des qualités, il est même souvent brut de décoffrage, un peu approximatif, et le jeu est plus qu'outré en permanence. Mais justement, il assume tout, tout comme il assume une bande-son totalement appropriée, qui nous rappelle le parcours d'un fléau qui commence dans les années 70 (Iggy Pop, très présent, mais aussi Lou Reed) pour aller jusqu'aux années 90, à travers la techno, voire une apparition musicale de Blur...Le film garde intacte une cohérence vitale, une énergie fantastique, qui reste totalement fraîche près de trente années plus tard.
Jane Hudson (Katharine Hepburn) est une touriste Américaine qui vient à Venise pour la première fois: non mariée, d'âge moyen... la tentation est forte de l'appeler une "vieille fille", comme on disait alors. Amérivaine en territoire conquis elle a tendance à venir avec des idées préconçues sur tout, et pour commencer sur le fait qu'elle va forcément aimer Venise... Mais ce qui apparaît bien vite c'est sa solitude.
La découverte de Venise par Kate Hepburn est une expérience aussi sensorielle que déroutante. L'actrice n'a pas son pareil pour réussir à faire passer aussi bien sa frustration de personne solitaire que sa fascination presque juvénile pour un monde sensuel, forcément romantique (et tant pis si c'est un cliché!) etqui la pousse à se réfugier derrière sa caméra, un artifice qui dans un premier temps fait d'elle la touriste parfaite, et un peu ridicule aussi, mais qui va aussi l'aider à voir...
Et à se montrer aussi, et c'est justement parce qu'elle filme à tour de bras qu'un homme la regarde, sur une terrasse de café, les yeux plantés sur elle avec un sourire amusé... Une autre personne qui l'a repérée, c'est un gamin des rues, Mauro, qui la suit et la guide parfois de manière inattendue...
En se rendant dans une boutique, pour acheter un objet qui lui a tapé dans l'oeil, elle rencontre le propriétaire, qui n'est autre que le flâneur (Rossano Brazzi) qui l'avait dévisagée la veille...
Une histoire d'amour va donc se dérouler, mais elle sera cruelle...
La palette choisie par Lean est fabuleuse, obtenue sur place (le film est une rareté, une production internationale intégralement tournée dans des "décors naturels", si tant est qu'une ville comme Venise puisse être considérée comme telle!), filmée en Eastmancolor et tirée sur support Technicolor, elle est vibrante, et les choix de vêtements pour la plupart des figurants (Hepburn est souvent habillée de blanc -virginal- ou de couleurs claires) montrent des couleurs primaires éclatantes qui se détachent sur les tons pastels des décors des rues de Venise. C'est, on s'endoute, magnifique. Il est vrai que Lean, qui a tourné This Happy breed et Blithe spirit dans les années, n'est pas un novice en matière de couleurs...
Le ton du film, aussi, est une surprise, et le générique nous donne rapidement l'impression que ce sera une comédie, une impression fausse mais que de nombreuses séquences prolongent: le sentiment d'inadaptation de l'héroïne, par exemple, peut former la base d'un film burlesque, et une scène de pur slapstick à la Tati la voit méthodiquement filmer un décor, en marchant à reculons vers la lagune, et finir dans l'eau. Même sa répartie quand elle est repéchée sera de la comédie: "vous auriez du me voir aux Jeux Olympiques"... une petite blague bien placée mais dont l'échec sonne tragiquement, une fois de plus comme une façon de souligner sa solitude, et son immense frustration d'être seule dans la capitale romantique du monde...
D'où une histoire d'amour inévitable, en quelque sorte: car Jane Hudson est prête, plus que prête même: elle désire ardemment être comme les autres et elle aussi sentir les frissons d'être avec quelqu'un. Comme Brief encounter, Madeleine et The Passionate friends, comme quelques années plus tard avec Dr Zhivago et Ryan's daughter, cette histoire d'amour adulte sera teintée d'amertume, de transgression, d'incompréhension et d'une inéluctable mélancolie, car ce sera un adultère.
L'amertume du film rejoint donc celle manifestée dans Brief encounter, si ce n'est que dans ce dernier, les deux amants (...potentiels) partageaient un point commun, puisque tous deux étaient mariés, et que force restait à la morale. Ici, Jane et son amant ne sont pas d'accord sur la sainteté des liens matrimoniaux, mais cette querelle illumine le parcours de l'Américaine d'un vernis de transgression supplémentaire. Elle succombe à son désir mais est d'autant plus amère qu'elle désapprouve autant l'adultère que son inacapacité à y résister. Cette histoire d'une Américaine et d'un Italien (le film sera interdit ça et là, au passage...) est une rencontre qui passe dans un souffle et s'éteint comme on s'étrangle... Un souvenir amer qui sera probablement occasionnellement teintée d'une étrange rêverie, pour une femme qui ne savait pas que même en amour on pouvait en quelque sorte faire un peu de tourisme.
Et cette production Anglo-Américaine, la première d'une longue série, inaugure la partie la plus glorieuse de la carrière de son metteur en scène, mais celui-ci l'a longtemps affirmé: Summertime (également connu en Grande-Bretagne sous le titre de Summer madness) était de tous les films qu'il avait réalisés, son préféré...
Henry Hobson (Charles Laughton) est le bottier satisfait d'une petite rue de Manchester. Veuf, il gère la boutique, du moins le croit-il car en réalité, il passe plus de temps à boire avec ses amis (les autres commerçants) au pub, qu'à accueillir les clients. Ce sont donc ses filles qui tiennent la boutique pendant que deux ouvriers travaillent à l'atelier. Deux des trois filles, Alice (Daphne Anderson) et Vicky (Prunella Scales) ont déjà trouvé des fiancés potentiels, mais le père ne les voit pas d'un très bon oeil. Il souhaiterait leur choisir lui-même des bons partis, deux hommes fiables et pas gourmands parce qu'il estime qu'il est hor de question de leur donner une dot! Pour sa fille aînée Maggie (Brenda de Banzie), Hobson estime enfin qu'il est trop tard pour elle, elle a passé l'âge: il compte donc sur elle pour tenir la boutique...
C'est pourquoi il est très surpris quand elle lui annonce qu'elle se marie avec Willy Mossop, l'ouvrier bottier (John Mills), qui a prouvé sa valeur... Hobson sera encore plus surpris de la tournure qe prendront les choses quand elle réussira intégralement à remodeler la famille, mais aussi l'entreprise Hobson...
C'est une adapation d'une pièce de théâtre de Harold Brighthouse, et c'est assez franchement une comédie. Lean n'en a pas tourné depuis Blithe Spirit, et après ce film-ci, ne le fera plus... C'est donc assez inattendu, quand on a été habitué à considérer l'oeuvre du cinéaste à la lumière de films comme Brief encounter ou The bridge on the river Kwai... Mais voilà: dans cette histoire qui est tournée avec un fort accent Mancunien, on y sent la quintessence d'une certaine idée de l'Angleterre, celle des petites gens qui travaillent, et des moins petites gens qui s'étouffent de leur propre importance, celle d'une sous-société d'essence populairen qui semble avoir résisté aux sirènes du Victorianisme...
Il y a des valeurs traditionnelles chez Henry Hobson, mais ce sont celles qui l'arrangent, qui lui permettent de croire qu'étant l'homme dans la maison (son épouse est décédée il y a longtemps et il semble s'en réjouir, le bougre), tout lui est du à commencer par l'obéissance de ses filles; il boit comme un trou, mais souhaite que ses enfants se marient à des gens qui sont abstinents de consommation d'alcool, sans doute parce que leur caractère plus dur les rendra moins cupides, et il n'aura donc pas de dot à payer! C'est pourtant d'une femme que les bouleversements viendront.
Brenda de Banzie est splendide en vieille fille qui cachait bien son jeu, et mène son affaire pour se marier (au grand dam de son propre mari qui n'avait absolument rien prévu ni même vu) mais aussi changer la donne complète dans la famille. La confrontation avec Laughton fait de sublimes étincelles, et celle, plus tendre et plus burlesque encore avec John Mills est une merveille de comique qui réussit à être constamment léger. Enfin, Lean aère la pièce et lui donne une légitimité cinématopgraphique par son talent inné à utiliser l'espace et la caméra. Pour son dernier film en noir et blanc, il montre qu'il est décidément un maître...
La vie difficile et ô combien mélodramatique de l'orphelin Oliver Twist (John Howard Davies), depuis son infortunée naissance d'une mystérieuse inconnue qui meurt quelques minutes après lui avoir donné la vie, jusqu'aux dangereuses rues de Londres où il apprend les rudiments du métier de tire-laine auprès du receleur Fagin... En passant bien sûr par une "workhouse" (un orhelinat, dans lequel les pauvres enfants sans famille sont exploités avant d'être placés pour ne pas dire vendus) et toutes les péripéties possibles et imaginables...
Après Great expectations, David Lean aoute un deuxième chapitre à son exploration gourmande de l'oeuvre de Dickens, ce sera le dernier... Il le fait en plasticien d'abord et avant tout, même si ce metteur en scène affirme son désir de tout contrôler et de devenir un auteur aussi complet que possible, en signant le scénario (avec Stanley Haynes). Mais d'abord et avant tout Lean décide d'être aussi proche du roman et donc des intentions de Dickens qu'il le pouvait... Dickens, dont les ambiguités n'ont plusà être présentées, avait situé son roman dans un monde sordide, celui de la pauvreté et de la débrouille, c'est donc ce qui nous est montré; mais il mo,trait aussi de quelle façon les classes dirigeantes assujettissaient la classe ouvrières en les poussant à la pauvreté, et au crime (son corollaire dans tout mélodrame qui se respecte), à coup d'injustices... Lean reprend tout ceci, on n'ose pas dire à la lettre.
Parce que c'est du cinéma, quand même... D'ailleurs le début est extrêmement impressionnant, avec ces menaçantes images de nature, et cette utilisation magistrale de l'ombre et de la lumière, le film dès le départ est film directement dans la lignée du grand cinéma muet particulièrement Allemand (d'ailleurs il use de textes récapitulatifs bien dans le style des intertitres du muet à chaque fois qu'il le peut). On constatera qu'il est aussi clairement dans la lignée de George Cruikshank, l'illustrateur de la publication en feuilleton... En continuité avec l'idée de remonter à la source. Le film est d'une esthétique très proche de celle des gravures originales, et il rend bien la laideur, l'univers de briques, et on y utilise souvent les trognes des acteurs secondaires, dans un but d'utiliser la caricature avec subtilité. Mais le film se caractérise aussi par un sens phénoménal du détail, depuis les "signes" mélodramatiques (médaillon volé qui sert de fil rouge) jusqu'à la caractérisation globale: par exemple, quand Oliver devient apprenti d'un entrepreneu de pompes funèbres, il devient entouré de cercueils. Aussi bien à côté de son lit que la tabatière de son patron qui a une forme si caractéristique... La prise de tabac, d'ailleurs, est mise en avant comme une habitude d'un autre temps, qui là encore joue sur l'ambiance générale.
Un autre grand apport de Lean est d'offrir avec le point de vue une mise en évidence des émotions, comme dans les scènes qui font intervenir directement Oliver (qui, rappelons-le, est autant le sujet que l'objet de sa propre histoire, comme souvent chez Dickens... aussi bien que chez Lean); la scène du meurtre de Nancy, la prostituéequi a des scrupules, est traitée de façon impressionnante avec une utilisation du montage pour montrer l'effet du meurtre sur le tueur lui même...
Aucune tentation de bavardage ici, le film repose sur une mpressionnante économie de moyens concernant les dialogues: la scène de la courte paille, qui voit la sélection, à l'orphelinat, d'Oliver pour aller se plaindre de l'ordinaire au nom de tous, est traitée sans un mot; la première réplique du film n'est prononcée qu'après 6:30 de pellicule.
Enfin, comment échapper au sujet de fâcherie habituel? La caractérisation de Fagin par Alec Guinness: le principal fautif reste Dickens, tout comme en créant Shylock, Shakespeare a succombé aux stéréotypes faciles de son temps. En se situant dans la tradition, Guinness renvoie principalement à la volonté de l'auteur, d'accabler une ethnie bien ciblée (qu'on va qualifier, au regard des délires ambiants, de "usual suspects"...), mais Dickens lui-même s'était inspiré largement de l'histoire d'un homme, Ikey Solomon, dont la vie était mouvementée, mais aussi très proche (il était receleur) de celle du personnage du roman. Maintenant, si Dickens l'a affublé pour toujours dans ses descriptions des attributs du juif maléfique qu'aiment tant les antisémites de tout poil, la caractérisation de Guinness est bien plus riche qu'une simple illustration. Il devient une fripouille, qui est tout sauf unidimensionnelle... Un personnage qui a sans aucun doute du batailler pour s'imposer dans le milieu qui est le sien. Un cousin de personnages qu'o retrouve non seulement chez Dickens, et donc Griffith, mais aussi chez Carné (Les enfants du paradis, inévitablement). Et surtout, Fagin n'est finalement pas aussi diabolique que Sykes (Robert Newton), qui lui va avoir directement du sang sur les mains et fournir les images les plus impressionnantes du film, lors des poursuites de la foule prête à le lyncher... On renvoie ici à Frankenstein, de James Whale, dans une sorte d'étrange filiation, ou cousinage: après tout, Whale aussi s'est largement inspiré du cinéma Allemand...
Pour couronner le tout, les acteurs sont tous irréprochables, totalement dévoué au projet et à son esprit. Bref, une réussite!
La dernière des quatre collaborations entre Noel Coward et David Lean est sans aucun doute leur meilleur film, leur plus célèbre aussi, tout en ouvrant un espace inédit dans le cinéma Anglais, Européen, voire mondial. Il s'attaque aux sentiments sous un jour inédit, parce que dangereux: l'adultère, vu non sous un angle moral, ni vraiment sous l'angle de la passion, mais sous un angle pratique. Qu'est-ce qu'un adultère, ou plutôt, qu'est-ce qu'une tentative d'adultère, car les deux amants ici ne le seront jamais...
Laura Jesson (Celia Johnson) est une Londonienne, mariée et mère de deux enfants, dont la petite vie réglée est faite essentiellement de routines. Parmi celles-ci, des menues escapades en ville, pour un film ou un achat, puis un retour au bercail... Et un jour un grain de sable se présente en la personne d'Alec Harvey (Trevor Howard) un fringant docteur, marié comme elle, qui sans crier gare va entrer dans sa vie. Ce n'était ni prévu, ni conscient, mais c'est une vraie histoire d'amour. On apprend à la connaître, au début du film, de la bouche même de la jeune femme, alors que l'histoire vient de se terminer...
Les deux auteurs se sont magnifiquement distribué le travail: à Noel Coward, les répliques ciselées, le merveilleux Anglais populaire des Londoniens, et les dialogues souvent marqués par une méchanceté à l'égard des autres (C'est-à-dire toutes les petites gens qui sont les témoins involontaires d'une histoire qu'ils ne comprennent d'ailleurs pas vraiment). Laura et Alec, qui ont soif d'absolu, et qui rappelons-le sont tous les deux racontés par Laura, sortent grandis de cette histoire. Enfin tout dépend de l'implication morale du spectateur: Alec, par exemple, est celui qui "conduit" vers une relation lorsque Laura aurait plutôt tendance à fuir à toutes jambes dans l'autre direction. Et leur unique occasion, désastreuse, de tenter d'aller au bout de leur passion, se fait sur son insistance.
A David Lean les choix éditoriaux et de mise en scène, la structure en flash-back, les jeux de points de vue (On voit la toute première scène deux fois, une fois "objectivement", et la deuxième fois avec une voix off due à Celia Johnson qui nous éclaire sur la cruauté de l'épisode: les deux amants savent qu'ils ne se reverront plus jamais, ce sont leurs dix dernières minutes, et une "amie" de Laura vient s'insérer entre eux, ne sachant pas qu'elle gâche irrémédiablement ces dernières précieuses minutes... Le metteur en scène a choisi un noir et blanc de film noir, avec ses séquences nocturnes, qui cachent des sentiments que ces braves gens auraient sans doute tant préféré ignorer, que de s'y laisser prendre. Il filme parfois au plus près des visages, et nous fait profiter de l'admirable jeu expressif de Celia Johnson.
Au final, la plus grande force de Brief encounter, c'est de ne pas avoir cédé à la tentation si facile de faire de Madeleine (Mrs Harvey, qu'on ne verra jamais), et de Fred (Mr Jesson, qui n'est pas aussi naïf que le croit son épouse), les "méchants" du film: ce ne rend pas les choses faciles pour les deux amoureux, mais ça rend aussi le film encore plus passionnant, jusqu'à sa scène finale, une admirable prise de conscience de la part de Laura qui donnerait presque un happy end à cette histoire tragique.
S'aimer, c'est pouvoir faire abstraction de tous les autres, de toutes les convenances, de ceux qu'on abandonne, du fait qu'il faut parfois tout casser pour construire une autre histoire. Ce sont là des pistes ouvertes par ce film qui s'intéresse à tout ce qu'on n'a jamais vu dans tant d'histoires d'amour engluées dans le cliché et les bons sentiments. Billy Wilder a, on le sait, été plus loin encore, en s'intéressant à celui qui prête son appartement aux amants et en a tiré une autre oeuvre essentielle, The apartment. C'est la preuve qu'on a beaucoup à lire entre les lignes avec ce film de 86 minutes qui est bien plus riche qu'il n'y paraît. Notons que David Lean retournera sur un terrain similaire avec le trop raisonnable The passionate friends, et plus tard avec le pas assez raisonnable (!) Ryan's daughter... Mais avouons-le, quels que soient les mérites de ces deux films (et ils en ont!), aucun des deux ne peut rivaliser avec celui-ci.
Charles Condomine (Rex Harrison) est un écrivain qui cherche à exploiter à sa façon la vogue pour le médiums et le spiritisme: il a invité, pour une petite soirée entre amis, une excentrique vieille dame de son village pour lui soutirer un maximum d'informations. Remarié avec Ruth (Constance Cummings), il a perdu sa première épouse quelques années auparavant. Mais lors de la démonstration (sous les rires embarrassés, à peine contenus, de la plupart des convives), Madame Arcati (Margaret Rutherford) va pourtant bel et bien conjurer le retour d'Elvira (Kay Hammond), l'épouse disparue... La cohabitation va être compliquée...
C'est une pièce de Noël Coward qui se trouve à l'origine de ce troisième long métrage de Lean, et comme ses deux premiers films, celui-ci est encore considéré par l'intelligentsia Britannique comme 'un film de Noël Coward'. reconnaissons au moins au grand homme, après In which we serve, de ne plus avoir eu l'audace (voire l'outrecuidance) de signer le film officiellement! Il faudra un jour s'attaquer à ce serpent de mer, cette manie des Britanniques de considérer l'auteur de papier d'une oeuvre filmée comme le seul auteur! Mais c'est un autre débat...
C'est la première comédie de Lean, et à ce titre c'est intéressant, d'autant qu'il s'agit sans doute de son unique comédie "moderne"... Un film adapté du théâtre, donc, dans lequel la réplique se doit de faire mouche, et les scènes à plusieurs personnages se doivent de semer les étincelles. Et ça marche plutôt bien, d'abord parce qu'il a été décidé de ne pas charger la barque trop fort, le film est donc de durée très raisonnable, et cinématographiquement parlant, on évite le côté étouffant du théâtre filmé: Lean a tout prévu pour aérer l'intrigue en utilisant des décors variés.
Dans la maison des Condomine, d'abord: d'ailleurs, il sera beaucoup question de l'intimité d'un couple; je ne parle pas de l'intimité sexuelle ici, mais de ce qui fait la routine d'un couple marié. Et à ce titre, on constate que M. Condomine, marié depuis sept ans, a eu le teps d'acquérir toute la diplomatie nécessaire à la bonne marche de son ménage... Mais n'a pourtant pas d'enfants. Je parle de lui au premier chef, car tout le film (et toute la pièce aussi, n'en doutons pas) est situé de son point de vue. le retour d'Elvira n'est d'ailleurs destiné qu'à lui, personne d'autre ne la verra, dans un premier temps du moins... Ce retour de l'épouse disparue, regrettée, mais si convenablement décédée (l'époux est automatiquement absous du péché d'avoir pensé à elle) est surtout l'occasion pour lui de remettre en question sa vie... au point où la maladresse maligne de la fantôme, qui souhaite tuer son époux afin de le récupérer, va entraîner le décès de la deuxième épouse, donc un deuxième fantôme...
Sardonique, souvent, drôle assurément, le film est aussi une excellente occasion pour David Lean de montrer son savoir faire, et pour Ronald Neame (chef opérateur attitré et déjà en place sur les deux films précédents, mais aussi co-scénariste, ce qui est intéressant) de faire une formidable démonstation de son talent. Le Technicolor est utilisé ici pour contraster de façon saisissante le monde des vivants et celui des morts, et l'exceptionnelle beauté de la photo réussit aussi à faire passer le recours à des couleurs, disons, problématiques: lors de sa première apparition, elvira est en effet verdâtre, avant de virer au bleuté quelques bobines plus loin... Et ça passe comme une lettre à la poste! Le montage est rythmé, et Lean maîtrise parfaitement le comique noir de situation, grâce à l'énergie de Rex Harrison (il est né pour ce genre de rôle, c'est une évidence) et l'excentricité assumée de Margaret Rutherford, un festival à elle seule. On constatera que les deux épouses sont respectivement une fofolle sans limites (Elvira), et une femme assez pincée (Ruth) que le film tient respectueusement, mais fermement à l'écart...
Winston Smith (John Hurt) vit en Oceania, un pays fictif qui se trouve en guerre permanente, et qui est une dictature particulièrement autoritaire dans laquelle on modèle le langage, la pensée et les aspirations de chacun. Il aspire à plus de liberté et est fasciné par la notion même de résistance. Dans une société qui brime la moindre pulsion, et qui nomme l’orgasme comme étant un ennemi, il va aussi avoir une relation très charnelle avec une jeune femme (Suzanna Hamilton), et ils tombent amoureux…
J’ai toujours été un peu sidéré par cette idée selon laquelle 1984 (l’année) serait la meilleure période pour réaliser un film définitif de l’adaptation du roman d’Orwell… Il y en avait déjà eu une, en 1956. Mais 1984 de toute façon, en cette période (au sens large du terme) est plus que dans l’air. Déjà, l’album Animals (1977) du groupe Pink Floyd a revisité à sa façon Orwell, en se concentrat évidemment plus sur Animal farm que sur 1984… Mais la fameuse pochette cite un élément de décor qui à l’époque représentait Londres de manière définitive, la centrale électrique de Battersea, et ce même bâtiment industriel imposant sera très visible dans ce film. De même, à la même époque, Terry Gilliam est déjà au travail sur son film Brazil qui doit énormément au roman d’Orwell…
Et depuis ? 1984 a disparu des listes de livres lisibles en collège et lycée, et est passé du statut enviable d’incontournable, à celui de classique éventuel… La date en elle-même n’a pourtant aucun pouvoir de péremption sur la dystopie! Non, sans doute faut-il y voir une victime collatérale de la in du communisme. Cette idée saugrenue selon laquelle sans dictature, on n’aurait plus besoin de dystopie… C’est d’ailleurs une idée, en soi, très BigBrotherienne ! Et puis, « plus de dictature » ? C’est un peu facile, je pense… Et d’ailleurs, qu’il me soit permis de rappeler que si Orwell pensait en effet très fort à Staline, le monde qu’il peint dans son roman est quand même aussi inspiré des idéaux nazis, et la présence d’un ennemi parfaitement identifié, au patronyme juif, renvoie aussi bien à l’antisémitisme de Staline, qu’à celui d’Hitler.
Quoi qu’il en soit, Radford qui s’est battu pour faire son film, a obtenu un soutien non négligeable de la cinématographie Britannique, un budget conséquent, une adaptation solide, et une interprétation de qualité… Ainsi qu’un pensum souvent totalement lourd, et pour cause : la société de Big Brother ne prête pas à la rigolade, ça non… du moins chez un auteur non imaginatif, ce qu’on peut dire de Radford, académique jusqu’au bout de la couture du pantalon : dans cette adaptation souvent très littérale même si le film tient en moins de deux heures, on rêve souvent de voir le propos soudain envahi ou infiltré d’un gag ou deux qui serait tiré de Brazil. Car le film de Gilliam, qui sortira l’année suivante au terme de péripéties hallucinantes, est un chef d’œuvre. 1984? C’est juste un film.
Albert (Préjean) vit dans une chambre de rien du tout sous les toits de Paris. Il vit un quartier populaire, et y travaille en chantant dans les rues des chansons, accompagné d'un accordéoniste, pour placer des partitions auprès du petit peuple Parisien. Albert, son copain Louis (Edmond T. Gréville) et le truand local Fred (Gaston Modot) vont tous tomber amoureux d'une jeune femme Roumaine exilée à Paris, Pola (Pola Illery). Elle va devoir se réfugier chez Albert car Fred lui a volé ses clés...
C'est le premier film parlant de Clair, mais son 9e en tout: le réalisateur n'est plus du tout un novice, et ça se voit. Son flair visuel était déjà très en place à l'époque de son premier film, Paris qui dort, et avec lui tout un univers... Mais ce nouveau film, qui vient après tant d'expérimentations parfois très étonnantes, dans des films qui réussissaient à franchir sans ridicule les limites du fantastique, rompt de par son utilisation franche et massive du son, avec le passé onirique du réalisateur. Adieu le Fantôme du Moulin-Rouge, ou le Voyage imaginaire, adieu le dadaïsme burlesque d'Entr'acte, la relecture des années 1880 d'Un chapeau de paille d'Italie ou la science-fiction poétique de Paris qui dort. Désormais Clair tire sa poésie de l'observation du petit peuple de Paris, saisi dans son quotidien et avec sa gouaille, entre les troquets et la rue où l'on chante, vu depuis les toits, ou souvent à travers les fenêtres des façades derrière lesquelles chacun ou chacune s'affaire...
Mais comme Lang qui à cette même époque tourne, avec les moyens de la Tobis Klangfilm lui aussi, M dans les studios de Berlin, Clair a pris une décision importante: le parlant et le sonore ne doivent pas se substituer au cinéma. Qu'on se rappelle qu'aux Etats-Unis où l'on va à cette époque voir n'importe quoi du moment que ça fasse du bruit, on a quand même sérieusement séparé ce nouveau cinéma de l'ancien, car qand on allait voir un film muet on parlait de movie (pour "moving picture"); désormais, on va voir un talkie ("talking picture"). ce n'est donc pas le même médium. Et honnêtement, bien souvent en effet ce n'est pas non plus le même art. Donc pour le metteur en scène, attaché à un art auquel il a tant et si bien contribué, il s'agit de remettre les pendules à l'heure, et de remettre le cinéma parlant, comme on dit, dans le giton du cinéma tout court, celui que désormais, on appellera "cinéma muet" (un terme arrivé en 1930 pour le différencier des nouveaux films bruyants qui sont la grande vogue du moment...
Donc utiliser le son, oui, pourquoi pas, mais autant que ça en vaille le détour! Le son sera utilisé ici comme complément musical (de nombreuses scènes sont muettes, et les dialogues vus entre les protagonistes n'en sont pas audibles, ou les gestes ne requièrent ni paroles ni son), comme contrepoint dynamique ou farfelu (pendant qu'Albert chante c dans la rue, un pickpocket s'affaire: les images du voleur sont accompagnées de la chanson Sous les toits de Paris devient donc une illustration incongrue d'une scène qui n'a aucun rapport avec ses paroles), et bien sûr pour faire avancer l'action ou faire couleur locale (les accents Parisiens, l'argot et les discussions de la faune locale), et parfois par provocation comme un gag, avec un écran quasiment noir alors que la bande-son est le seul vecteur d'information (quand Pola Illery doit repousser les tentatives balourdes de Préjean de venir dans son lit), un gag que Harold Lloyd avait pour sa part tenté dès 1929 (Welcome danger)...
Et c'est ce soin de motiver le nouvel ingrédient, de la justifier aussi, qui fait à la fois le prix et les limites de ce film... Clair y réussit à créer un univers, beaucoup plus proche de la vraie vie sans doute que ne l'était son cinéma muet, mais ce sont malgré tout les images qui l'emportent, un don pour le détail ciblé qui est souvent encore plus efficace à mon avis que la façon dont Stroheim (un auteur que Clair admirait) utilisait les inserts d'images de détails pour la caractérisation, surchargeait ses séquences de façon souvent excessive... Clair a l'image juste, directe, et d'une grande efficacité. La bande-son, sans doute, un peu moins. Préjean a toujours pour moi été un peu trop versé sur le parler "gouailleur", et tend à abuser du "Mon vieux" et du "nest-ce pas" intempestif! Mais cet acte personnel d'invention du cinéma sonore ne saurait malgré tout être réduit à une gageure technique; il y a un vrai romantisme qui affleure ici, annonciateur d'autres oeuvres, de Clair lui-même (Quatorze juillet, qui sera bien moins "militant", et montrera de quel bois romantique le metteur en scène se chauffait), voire de Duvivier, Carné ou Feyder.