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  • : Allen John's attic
  • : Quelques articles et réflexions sur le cinéma, et sur d'autres choses lorsque le temps et l'envie le permettront...
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14 octobre 2019 1 14 /10 /octobre /2019 13:23

Dans ce film qui fait suite à l'énorme succès largement mérité de Magnificent obsession, Sirk replace de nouveaux personnages interprétés par Jane Wyman et Rock Hudson dans les maisons d'une petite bourgade où en ces années dorées d'après-guerre qu'on a appelées les trente glorieuses, la principale préoccupation demeure "que vont penser les voisins?". Ca a même un nom en Anglais, on appelle ça "Keeping up with the Joneses"... Et c'est difficilement compatible avec le fait de vivre et d'assumer une passion amoureuse jusqu'au bout! Il est difficile dans ce cas de goûter à "tout ce que le ciel permet", si on regarde constamment derrière son épaule.

La preuve: Cary Scott (Jane Wyman) est une jeune veuve qui sort à peine de son deuil. Elle a deux grands enfants qui sont tous les deux à l'université, et qui sont tout à fait favorables à l'idée que leur mère puisse avoir une nouvelle vie amoureuse; ses amies la pressent de se mettre en quête, et certaines de ses relations, notamment un goujat qui s'appelle Howard, sont prêts à se sacrifier... Mais elle n'a personne. 

Et un jour elle sympathise avec le grand gaillard qui s'occupe de ses arbres: Ron Kirby (Rock Hudson) est jeune, beau, musclé, un brin ténébreux, un rien mystérieux... Le coup de foudre est réciproque. Mais quand il lui propose le mariage, Cary voit tout de suite la façon dont la situation va se jouer: les uns vont ricaner devant l'âge du blanc-bec, voire imaginer qu'il a demandé à Cary sa main dans le but de lui prendre son argent... Les autres vont s'imaginer qu'elle n'avait pas attendu le décès de son mari avant de fricoter avec lui. Et tous vont condamner cet acte de barbarie qui consiste pour une femme de la bonne société, de fréquenter un homme qu'elle a employé, et qui n'est pas de son monde. Et Cary recule, d'autant que ses amis, ses enfants même, lui reprochent ce qu'ils considèrent comme une indignité...

Une scène est frappante: Cary a réussi à persuader Ron de l'accompagner dans une soirée entre amis. Sur les lieux, on les attend de pied ferme, et les commentaires odieux vont bon train: vous croyez qu'ils oseront venir? Tout de même, un jardinier... C'est que Sirk a pris le parti, plus encore que dans son précédent film, de situer l'action dans les maisons, dans les cuisines, les salons; nous ferons toute la différence entre les habitations bohèmes des amis de Ron, et les maisons cossues du cercle dans lequel Cary évolue. Et les couleurs mobilisées par la photographie, traitées avec le son d'un peintre, sont frappantes, par le contraste qu'elles établissent entre les teintes jaunes, orange et rouillées de l'automne, ou le blanc hivernal d'un côté, et les couleurs primaires éclatantes créées par les hommes pour les gens les plus aisés: robes, voitures, meubles, tout se pare dans ces intérieurs de couleurs qui éclaboussent... Les couleurs de l'univers de Ron (généralement muni de sa chemise de bûcheron, et de bonnes grosses godasses d'un garçon qui travaille) sont plus complexes, plus riches, plus mystérieuses aussi. 

Et dans l'univers de Ron, on a une authentique ouverture sur la beauté du monde, littéralement: plutôt que d'accueillir des gens qui vont ramener tout à eux et se bousculer dans des soirées verbeuses, Ron a lui créé une gigantesque baie vitrée qui offre une vraie ouverture sur l'extérieur, la nature, et tout ce qu'on voudra bien y voir (philosophie, religion, amenez votre interprétation, le film s'en accommodera...): une façon de sortir de cette vanité stupide des apparences et des convenances, dont Cary a tant de mal à se défaire... Tout ce que ses amis ont pourtant à lui suggérer, c'est d'acheter... une télévision!

Le film est fascinant parce qu'il n'a, une fois de plus, pas peur de l'explosion des sentiments. Sirk joue ici une partition dont il est devenu un maître, à la suite de Stahl, de Borzage aussi, celle d'un mélodrame considéré comme un art de l'émotion cinématographique: il emporte tout sur son passage, comme le fait son disciple Almodovar... Et ce film, ramassé à une épure de 88 minutes, est un nouveau chef d'oeuvre.

 

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Published by François Massarelli - dans Douglas Sirk Criterion
29 septembre 2019 7 29 /09 /septembre /2019 13:16

La Universal pouvait vraiment compter sur Douglas Sirk pour non seulement effectuer un remake des mélodrames de John Stahl, mais mieux encore: il transcendait le matériau original, pour en faire des chefs d'oeuvre. C'est le cas de ce film, dans lequel le roman original de Lloyd Douglas est porté à des hauteurs encore insoupçonnées... Le livre est en soi une étrangeté, une sorte de salade mi-mystique, mi-profane, mais dont le fonds reste très Chrétien. Les deux films ont en commun de gommer cet aspect, ou pour Sirk d'en faire un simple motif pratique: un raccourci, en somme, permettant de véhiculer auprès d'un public qui a forcément lu la Bible un parallèle entre une philosophie exprimée dans le film, et le personnage fondateur de Jésus. C'est la seule aspérité religieuse dans le film, le reste laissant finalement la part belle à l'humain et au libre arbitre.

Le docteur Wayne Philips décède suite à une navrante coïncidence: un appareil qui aurait pu le sauver venait juste de quitter sa clinique en urgence pour sauver un play-boy accidenté, lorsqu'il a eu son attaque fatale. Bob Merrick (Rock Hudson), le miraculé, apprendra donc plus tard pourquoi les infirmières de l'endroit lui vouent une hostilité sans bornes. Parvenu à la suite de l'incident à se remettre en question, et subjugué par la jeune veuve du docteur, Helen (Jane Wyman), Merrick va prendre connaissance des agissements secrets du médecin, qui distribuait son argent pour faire le bien en douce autour de lui, sans rien attendre en retour. Mais Helen est hostile à sa sympathie et alors qu'elle tente d'échapper à une conversation avec lui, elle a un accident qui la laissera, semble-t-il, irrémédiablement aveugle... Merrick va donc tout tenter pour appliquer la philosophie du Dr Philips et aider anonymement la jeune femme à retrouver la vue...

Le film de Stahl jouait souvent la carte de la comédie, mais celui-ci en est totalement éloigné. C'est une production d'une classe folle, dans laquelle Sirk joue d'une palette fabuleuse de couleurs dues bien sûr au fabuleux Technicolor, mais il est aussi face à une formidable galerie de personnages, qui est frappante par le simple fait qu'aucun des êtres humains qui peuplent l'intrigue n'est négatif, voire antipathique. Il n'y a pas, ici, d'adversité humaine, juste des choix de vie, d'idéaux ou de conduite, essentiellement privés; et la philosophie du Dr Philips est une étrange façon de venir en aide à son prochain, à titre strictement privé. C'est même sans doute vaguement égoïste puisque Philips va finir sur la paille, et que son épouse et sa fille n'ont rien à se partager! Mais c'est sans doute l'exemple qui compte.

Et puis non, je retire ce que je viens de dire: dans un mélo, peu importe l'exemple, les autres, l'humanité, le monde, l'univers: c'est une affaire de sentiments, d'affection, et il ne s'agit pas tant de sauver un être humain, que de provoquer les conditions d'un amour absolu, inconditionnel, vibrant. C'était un peu le cas chez Stahl (qui reste aussi, ne l'oublions pas, l'auteur de Leave her to heaven dans lequel un tel amour se retourne contre tout le reste de l'humanité!), c'était toujours le cas chez Borzage, c'est souvent le cas chez Almodovar (qui ne cache pas sa dette envers Sirk, affirmée de film en film). Voilà qui replace la filiation des films de Sirk, qui vous prennent, vous assoient et ne vous lâchent plus, parce que comme celui-ci, ils sont souvent tout simplement sublimes.

 

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Published by François Massarelli - dans Douglas Sirk Criterion
28 septembre 2019 6 28 /09 /septembre /2019 17:13

C'est un retour au pays pour Jane Campion, qui a accepté une proposition de la télévision pour réaliser une suite en trois parties consacrée à l'autobiographie de Janet Frame, écrivain majeure de Nouvelle-Zélande. Mais si Janet Frame est éminemment Néo-Zélandaise, née par ailleurs dans une famille qu'elle qualifiait de "pauvre, puante et impopulaire", c'est aussi une dame qui a voyagé de par le monde, exerçant son métier en Angleterre et même un bref temps en Espagne; elle a aussi eu des aventures, pour ne pas dire des mésaventures: huit années passées en hôpital psychiatrique sur un diagnostic faussé de schizophrénie...

C'est surtout une héroïne qui va comme un gant au cinéma de Jane Campion, qui n'a pas attendu de réaliser des longs métrages pour s'intéresser voire se passionner pour des femmes fantasques, dotées d'une extraordinaire imagination. C'est déjà le sujet de A girl's own story, l'un de ses moyens métrages majeurs; c'est aussi commun à, en vrac, Sweetie, Portrait of a lady, Holly Smoke, In the cut et Bright star, sans oublier les deux différentes séries Top of the lake. Et bien sûr, c'est au coeur de The piano à travers les deux personnages joués respectivement par Holly Hunter et Anna Paquin.

Nous suivons donc Janet Frame, depuis sa plus tendre enfance (née jumelle, mais elle seule a survécu et l'autre enfant n'a pas même été nommée), une période difficile, d'extrême timidité et marquée par un ressenti cruel d ela violence du monde, un monde qui semblait ne pas être fait pour elle: trop pauvre, dotée d'une hygiène déplorable (elle perdra la plupart de ses dents vers la vingtaine), mal vue par ses camarades à l'école, puis au collège puis au lycée, parce que non contente d'être très sérieuse, Janet était aussi différente: sa touffe indomptable de cheveux bouclés roux, en particulier...

Mais c'est cette même jeune femme qui va devenir naturellement écrivain, le plus simplement du monde: en écrivant! Un don qu'elle cultive, mais dont le film semble nous dire qu'il a été pour beaucoup dans sa mise à l'écart. Les trois parties sont organisées de la même façon, en petites vignettes généralement chronologiques, et centrées autour des trois actrices qui interpréteront Janet: Alexia Keogh (enfance), Karen Fergusson (adolescence) et enfin Kerry Fox. Cette dernière paie constamment de sa personne, et jane Campion n'a pas son pareil pour filmer la détresse et la solitude d'un personnage face à l'absurdité d'un monde... cela dit, une formidable galerie de personnages souvent cruelle, son humour particulier et son goût immodéré pour le happy-end (du moins à cette époque, elle changera) nous permettent en plus d'ajouter au plaisir épique de cette merveilleuse expérience cinématographique: car bien qu'elle l'ait tournée pour la télévision, cette adaptation légèrement remontée (amputée en fait de trois minutes) a eu une belle carrière méritée en salles.

 

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Published by François Massarelli - dans Jane Campion Criterion
23 septembre 2019 1 23 /09 /septembre /2019 17:44

Ernst Lubitsch n'a jamais cessé, finalement, d'opposer un vieux monde sali, détruit et anéanti par l'horreur nazie, et un nouveau monde pétri d'idéal, de démocratie mais surtout dans lequel il y a bien une place pour toutes et tous... y compris pour cette fofolle de Cluny Brown.

Dans ce qui restera hélas comme le dernier film qu'il achèvera (Il décèdera durant le tournage de That lady in ermine), le réalisateur concrétise cette opposition en reprenant les contours de certains de ses films : de la culture « Mitteleuropa », qui informait tant de ses films d'avant-guerre et perdurait dans The shop around the corner et dans To be or not to be, il reste ici Charles Boyer qui interprète le personnage d'Adam Belinski, un professeur de l'université d'un pays de l'Est, qui en 1938 a fui le nazisme. Il est accueilli en héros par une famille de la haute bourgeoisie Britannique, qui se donne bonne conscience, alors que lui, essentiellement, est heureux de l'aubaine : il mange à l'oeil... Dans son parcours, il a rencontré une jeune femme qui l'enchante, une jeune débrouillarde de la classe ouvrière, Cluny Brown (Jennifer Jones), qui l'enchante : elle est nature, tout sauf sophistiquée, et en plus elle connait la plomberie. Durant le séjour de Belinski à Londres elle devient la bonne de la demeure qui l'accueille...

Tout en montrant de quelle façon les idéaux démocratiques de Belinski prennent dans sa situation une résonance concrète (où dormir, comment se loger, comment et où manger ? Voilà les questions qu'il doit résoudre chaque jour, et il est effectivement devenu un pique assiette aguerri), le personnage affecte une culture qui dépasse largement celle de ses hôtes : du coup le brave professeur aux manières étrangement directes va aussi, de Shakespeare, emprunter un peu du personnage de Puck, en devenant un lutin qui rapproche les êtres (son jeune ami Andrew et la dame de ses pensées) ou qui fait tout pour les éloigner (il assiste agacé au rapprochement de Cluny avec l'insupportable apothicaire local, et son hilarante maman (Una O'Connor). Mais surtout, il va mettre sens dessus dessous la belle ordonnance conservatrice d'une maison comme il faut, d'une société comme il faut, d'une Angleterre comme il faut.

Quand à Cluny Brown, elle n'est absolument pas faite pour quoi que ce soit qui puisse ne fonctionner qu'avec des convenances... elle va aussi vite découvrir que quand on a un talent naturel pour la plomberie, on a du mal à se marier... en Europe. Direction les Etats-Unis, donc, et tout le monde y trouvera son compte.

Quant au reste, eh bien... c'est du Lubitsch : délicieux, farfelu, drôle, et irrésistible.

 

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Published by François Massarelli - dans Ernst Lubitsch Comédie Criterion
8 août 2019 4 08 /08 /août /2019 17:03

L'un des films les plus connus de son auteur, mais c'est un paradoxe, car en réalité Capra honorait ainsi une commande, avant de s'engager dans l'armée à sa façon, puisqu'il participera en cinéaste à l'effort de guerre. La Warner avait distribué Meet John Doe, son premier film indépendant après sa longue période à la Columbia. Meet John Doe étant un échec commercial, il est probable que le studio demandait ainsi à son réalisateur star d'un jour, un rattrapage... 

La pièce de Joseph Kesselring était dores et déjà un succès énorme, et empêchait la sortie du film avant 1944. Mais le principal enjeu de ce qui ne pouvait qu'être un succès cinématographique à son tour, était de faire du cinéma avec du théâtre. Des ajouts ont été effectués à l'intrigue et au dialogue, principalement au début, pour donner un contexte proche de la screwball comedy: le pointilleux critique dramatique Mortimer Brewster (Cary Grant) va se marier avec Elaine (Priscilla Lane) et avant de partir en lune de miel, il passe chez ses tantes adorées, deux vieilles dames excentriques qui vivent avec l'un des deux frères de Mortimer, Teddy: celui-ci, atteint d'une douce folie, se prend pour Theodore Roosevelt. Chemin faisant, Mortimer va découvrir que les deux coeurs d'or se sont lancées dans une mission: supprimer des pauvres hères isolés pour alléger leur misère. Elles s'apprêtent d'ailleurs à enterrer le douzième à l'arrivée de leur neveu...

Et la cerise sur le gâteau, c'est que le troisième des frères Brewster, Jonathan (celui qui a mal tourné), revient se cacher chez ses tantes, avec deux "amis": le mystérieux "Docteur" Einstein, et un cadavre en plusieurs morceaux. Menaçant et très énervé contre son comparse qui lui a bricolé la tête de Boris Karloff en guise de camouflage, recherché par les polices de tous les Etats-unis après son évasion, Jonathan va semer la pagaille... Et Mortimer qui se rend compte qu'entre ses deux frères et ses deux tantes, il est plutôt servi, n'est pas près de partir en lune de miel...

C'est un festival de rire, de gags et de grands moments de jeu. Ce n'est pas subtil, non, et on voit bien que Cary Grant avait comme mission d'en faire des tonnes, développant avec génie un art de la réaction extrême qui tient autant du cartoon que des traditions de la comédie. Et si Capra est un peu en vacances, à l'écart de son univers, il est évident, d'une part, qu'il a pris sa mission d'adapter une pièce avec sérieux, et ne s'est pas contenté de filmer, loin de là (sa technique est exceptionnelle, et son montage renversant de réussite, créant un tempo et une tension formidable), mais ça ne l'a pas empêché de diriger ses acteurs comme il savait si bien le faire dans ses comédies. Et il est servi! Raymond Massey, Peter Lorre, Jack Carson, James Gleason, Edward Everett Horton, sont tous brillants. Pas de quoi bouder son plaisir: ...Chaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaarge!!

 

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Published by François Massarelli - dans Comédie Frank Capra Criterion Cary Grant Edward Everett Horton
14 juillet 2019 7 14 /07 /juillet /2019 16:48

De la comédie? Assurément: Henry Van Cleve (Don Ameche), septuagénaire, vient de décéder, et se rend donc à ce qu'il considère un rendez-vous inévitable: auprès de l'hôte (Laird Cregar) de l'endroit où il est sûr qu'il va lui falloir passer l'éternité. Après tout, n'est-ce-pas là qu'on lui a toujours prédit qu'il finirait? Devant son interlocuteur qui manifestement ne s'attendait pas à le voir, Henry raconte l'histoire de sa vie: aucun crime, dit-il, mais un festival permanent de délits... En fait de vie, c'est surtout de sentiments qu'il s'agit; car né dans une excellente famille de New York, Henry n'a pas besoin de travailler. Et il a pris très tôt l'habitude de s'occuper... On s'occupe comme on peut, et la passion de Henry, ce sont les femmes.

Oui, c'est de la comédie, d'un genre supérieur, même! Lubitsch profite des soixante-dix années de vie de Henry Van Cleve pour nous détailler le temps de vie moyen d'un homme. Qu'il ait choisi un gros feignant de bourgeois importe peu, car dans le cadre de son film, comment ne pas succomber au charme subtil de Henry Van Cleve? Mais le propos du film, de toute façon, n'est pas social: ici, il s'agit de voir si la vue vaut la peine... D'où un changement subtil dans le déroulement du film; en effet, la première partie est riche en scènes de comédie pure, qui sont bien évidemment du pur Lubitsch: subtil, toujours bien équilibré entre visuel et sonore, avec un dialogue superbe de Samson Raphaelson. Le metteur en scène a d'ailleurs eu tendance à s'approprier le script, notamment en changeant le personnage principal, dont le scénariste voulait faire un actif: pas le Henry Van Cleve du film, qui est un jouisseur, et je le répète, n'a absolument jamais travaillé de sa vie!

Alors le film en progressant, suit les années qui s'accumulent, et devient grave. Les gens importants de la vie de Van Cleve partent les uns à la suite des autres, bien sûr, et à chaque fois c'est traité verbalement. Le passage des années s'effectue, et on constate l'absence de quelqu'un. Une fois, une seule, un décès comptera vraiment plus qu'un autre: celui de Martha, l'épouse de Henry (Gene Tierney), qui nous est annoncé sur un plan où le couple, fatigué, danse: ce sera la dernière fois. Un écho à cette mort nous est donné dans une scène très belle, où Henry Van Cleve négocie avec son bon à tout de fils pour avoir accès à une jeune compagnie pour tromper son ennui. Il prend un livre, et... se trouve avec un ouvrage que nous avons déjà vu, et qui fait écho au personnage de Martha: toujours cette faculté étonnante, pour le metteur en scène, de pouvoir nous éclairer en un seul plan sur ce qui se passe vraiment, en l'occurrence ici l'absence cruelle de l'être aimé...

Et donc le film, derrière ses oripeaux de comédie subtile, située à ce tournant du siècle d'une Amérique prude, est en réalité un bilan de la vie d'un homme à travers celles qu'il a aimées, et ne pouvait pas être plus grave qu'il ne l'est. Tout en restant une comédie, bien entendu... Franchement, je pense que ce film, dans la distribution duquel on profitera, en plus, de Charles Coburn (le grand-père Van Cleve, le seul à soutenir le héros), Eugene Pallette (le père de Martha), Louis Calhern (le père) et la formidable Marjorie Main (la mère de Martha) n'a que pas ou peu de défaut. Même Gene Tierney, il est vrai réduite à un personnage qui est vu à travers le filtre de la nostalgie, s'en tire bien... Heaven can wait était en tout cas le premier acte d'un changement de direction pour Lubitsch désormais cinquantenaire. Quel dommage qu'il n'ait pas pu continuer... C'est aussi, et c'est notable, son tout premier film en couleurs. Il n'y en aura qu'un seul autre...

 

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Published by François Massarelli - dans Ernst Lubitsch Comédie Criterion
12 juillet 2019 5 12 /07 /juillet /2019 09:52

1944, quelque part en Espagne, un capitaine franquiste et sa troupe arrivent dans une grande maison au milieu des bois: le but, clairement, est de s'installer pour traquer à leur guise les derniers Républicains réfugiés dans la forêt... Le capitaine (Sergi Lopez) est accompagné de sa nouvelle épouse Carmen (Adriana Gil) et de la fille de celle-ci, née d'un premier mariage, Ofelia (Ivana Baquero). Celle-ci est réticente à l'idée que le Capitaine Vidal devienne son "nouveau papa", et prend très mal les insistantes remarques de sa maman à ce sujet: "tu devras essayer de l'appeler Papa"... Celle-ci est enceinte, et la grossesse ne se passe pas très bien. 

A leur arrivée, Ofelia commence à entrer en contact avec un monde parallèle, étrange et envoûtant, dans lequel elle est une princesse et son père ("un tailleur", nous dit-on laconiquement, on n'en saura pas davantage, pas même son nom. Même Ofelia...) n'est pas son père... Mais le vrai géniteur serait un roi, puissant et bienveillant. Un monde qui pour se rétablir a besoin du concours de la jeune fille.

Pendant ce temps, la grossesse dégénère, le capitaine massacre, torture et terrorise, et les Républicains résistent, aidés par un médecin et par la gouvernante du logis, Mercedes (Maribel Verdu). Ofelia rêve-t-elle, ou bien ses actions magiques en parallèle, aident-elles la situation à s'améliorer? Une question qu'on peut toujours poser, mais il n'est pas sûr que le film y réponde...

Non seulement le film est formidable par lui-même, sans besoin de quelque autre influence, mais la vision du Labyrinthe de Pan (le titre Français, incidemment, est jugé impropre par Del Toro dont le personnage magique de faune, n'est pas le dieu Pan) après la découverte de l'extraordinaire The shape of water est fabuleuse, tant les films se correspondent, se complètent mutuellement, étant tous deux un reflet intime de l'artiste Guillermo Del Toro: au-delà de sa maîtrise technique ébouriffante, de son inventivité impressionnante et de sa capacité à entraîner des acteurs dans ses envies (il en fallait pour la pauvre Ivana Baquero, qui a du en baver sur le tournage!), l'artiste est un plasticien, et un conteur avec des idées bien arrêtées. Les deux films partagent une vision du monde dans laquelle l'héroïne est une jeune femme décalée, délaissée, qui cache un secret tellement enfoui qu'elle ne le connaît pas elle-même (ici, il est évident que le tailleur n'est en effet pas son père, mais on a bien peur que le vrai géniteur soit cet abominable franquiste de capitaine Vidal), et dont le destin va changer grâce à ses relations avec une ou des créature (s) magiques...

Mais si dans The shape of water, c'est à la frilosité humaine des années McCarthystes que Del Toro s'est attaqué, avec dans le viseur, de toute évidence, une charge contre l'Amérique de qui-vous-savez, ici, c'est au souvenir paradoxal de la fin de la guerre d'Espagne qu'il se consacre. Paradoxal, car le reste du monde était en guerre: pas l'Espagne, qui était neutre, et d'ailleurs beaucoup de gens y sont passés en relative tranquillité avant de trouver refuge ailleurs... Mais, nous rappelle Del Toro, un fasciste espagnol en valait bien un autre. Cette toile de fond déjà présente dans L'échine du diable est ici entremêlée avec les aspects oniriques de l'expérience de la petite Ofelia, dans une structure qui aurait pu tourner au grand n'importe quoi: en lieu et place, on a une histoire fabuleuse (au sens strict du terme d'ailleurs), qui enchantera forcément, fera parfois peur, très peur, touchera nécessairement, et marquera durablement le spectateur.

Garanti.

 

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Published by François Massarelli - dans Guillermo del Toro Criterion
24 juin 2019 1 24 /06 /juin /2019 17:35

Le titre du film provient de l'Apocalypse selon Jean, chapitre 8: "Et lorsque l'agneau ouvrit le septième sceau, il se fit un silence dans le ciel, environ une demi-heure. Et je vis les sept anges qui se tiennent devant Dieu; on leur remit sept trompettes." Un parrainage approprié pour la dangereuse évolution d'un chevalier, son page, et un certain nombre de personnes plus ou moins sous leur protection, dans des terres et villages infestés par la peste, en plein Moyen-âge... Une autre source importante du film est Albertus Pictor, un peintre médiéval Suédois du quinzième siècle, qui peignait des scènes qui mélangeaient habilement le profane et le religieux sur les murs des bâtiments religieux... Il est représenté dans le film, au cours d'une scène. Mais son principal lien avec le film reste bien sûr une de ses oeuvres, dans laquelle il représente la Mort jouer aux échecs avec un mortel aux riches vêtements.

Le chevalier Antonius Block (Max Von Sydow) et son page Jöns (Gunnar Björnstrand) rentrent des Croisades, en hommes changés. Le premier a tellement vu lors des combats qu'il s'est rendu compte de l'absurdité de son éducation religieuse, et il se pose incessamment des questions sur l'existence de Dieu. Le deuxième ne s'en pose plus, devenu totalement pragmatique et fermement attaché à une philosophie privée et totalement profane, dans laquelle la religion n'a pas plus de place que la morale. Ils viennent d'arriver dans une région où la Peste décime allègrement la population, livrant le pays et ses petites gens aux fanatismes de tout poil, et aux brûleurs de sorcières. Après le réveil des deux hommes sur une plage, Block est abordé par la Mort (Bengt Ekerot) qui accepte de lui accorder un délai, le temps d'une partie d'échecs...

On sait bien que la mort triche, donc on ne se fait pas trop d'illusion sur l'issue de la partie! mais il convient aujourd'hui de revoir ce film, qui a beaucoup souffert de l'ironie de ceux qui ne l'ont pas vu. Il a la réputation d'être une ouvre austère, philosophique et vaguement hautaine, alors qu'il s'agit d'un des films les plus ironiques de son réalisateur! Celui-ci, pour reprendre les conclusions de l'historien Peter Cowie, se mettait dans tous ses personnages, et ce film ne fait pas exception à cette règle. Dans Le septième sceau, on a le doute de Bergman le fils de pasteur à travers ce chevalier qui en vient à essayer de questionner tout son héritage religieux, mais aussi les aspects plus modernes du réalisateur à travers le personnage formidable de Jöns. Björnstrand est d'ailleurs le premier au générique, et il est vrai que la stratégie du personnage face à tout événement, est de parler, parler sans cesse pour se réapproprier la situation! Avec eux, on croise un certain nombre de personnages qui sont autant d'anecdotes qui tournent autour des deux hommes: le forgeron et sa femme volage, une servante muette ou presque (Gunnel Lindblom) que Jöns a persuadée de le suivre, et un couple avec enfants, des acteurs qui essaient tant bien que mal de traverser la folie hostile qui les entoure. Cette présence des métiers du spectacle est soulignée par le fait peu étonnant quand on connaît le rôle de l'art dans la carrière de Bergman, qu'ils seront les seuls rescapés...

Sinon, on suit ce petit monde dans un voyage glauque et drôlatique, ironique et foncièrement profond, dans lequel le Moyen-âge sert de toile de fond; et le moins qu'on puisse dire, c'est que le réalisateur partage avec Benjamin Christensen (dont le Häxan, bien que tourné au Danemark en 1922, était une production Suédoise) une envie de représenter la période médiévale sans filtre, à grande distance de la façon dont Hollywood traitait à l'époque cette ère de chevaliers et gentes dames. Dans le film de Bergman, on se saoule, on fornique, on pète et on périt dans d'atroces souffrances... Et il y a même des gags: mon préféré reste celui de l'acteur qui vient de faire semblant de mourir et qui réalise soudain que la Mort est en train de scier l'arbre sur lequel il a trouvé, dans les hautes branches, un refuge sûr... Du moins le croyait-il. 

Avec son Moyen-Âge radicalement différent des habitudes, mais si certainement authentique, son clair-obscur très travaillé, sa galerie de portraits riche et complexe, le film est sans aucun doute le chef d'oeuvre du metteur en scène, ce qui n'est pas rien quand même...Il nous présente le voyage crépusculaire et futile de deux hommes qui ont fait le tour de toutes les questions philosophiques, et continuent tant bien que mal à s'accrocher à leurs carcasses respectives, au point d'essayer de tricher avec l'Ankou! Et ça, il ne faut pas faire. Ce n'est pas à des vieux singes qu'on apprend à faire des grimaces...

 

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Published by François Massarelli - dans Ingmar Bergman Criterion
1 juin 2019 6 01 /06 /juin /2019 08:54

Plus ou moins basée sur Washington Square de Henry James, la pièce originale avait tapé dans l'oeil de Olivia de Havilland, qui depuis son départ de Warner se lançait avec audace dans des projets de plus en plus personnels. De même, c'est elle qui a fait appel à William Wyler - en espérant qu'il dise oui! C'est dire si le film lui tenait à coeur...

Les Sloper vivent à Washington Square à New York, un quartier tout ce qu'il y a de convenable pour des gens "très biens". Le docteur (Ralph Richardson) fait son travail, hautement respecté de sa clientèle; il vit avec sa fille Catherine (Olivia de Havilland), accueille pour un petit temps sa soeur Lavinia, récemment devenue veuve (Miriam Hopkins), et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes... Austin Sloper, veuf inconsolable, souhaite bien entendu que sa fille trouve un jour un mari, mais... Il en doute, car il n'a pas le moindre doute: elle est irrémédiablement, définitivement, incontestablement médiocre. Le seul atout en sa faveur serait, probablement, son argent: et c'est bien là le problème, comme Catherine ne va pas tarder à le constater quand un prétendant, Morris Townsend (Montgomery Clift), va s'infiltrer avec insistance dans sa vie. Pour Catherine, peu habituée aux attentions, ce sera l'amour au premier regard. Pour son père, Morris n'est qu'un chasseur de dot. Pour Morris...

La cruauté: c'est bien sûr le mot clé de tous les commentaires sur le film, aussi bien la cruauté de James, que celle de la situation développée dans le film, celle du père également, qui a tant regretté le décès prématuré d'une épouse qu'il adorait qu'il en a en retour projeté sur sa fille unique l'image impossible à atteindre de la perfection. Et en retour, aussi des développements qui vont encore plus loin, le fait d'être cruel dans cet environnement devenant la solution à tous les problèmes, semble-t-il...

Wyler organise sa mise en scène autour d'un nombre limité de personnages. Aucun des domestiques ne partage son point de vue, et Lavinia est hors-jeu, y compris lors de quelques scènes où elle complote gentiment pour faciliter les affaires des amoureux, que le père empêche de se voir. Morris est quant à lui toujours cantonné dans le point de vue des uns (Austin, qui n'a pas le moindre doute quant à la duplicité du jeune homme, et qui a des arguments) ou des autres (Catherine, amoureuse, et qui a des arguments elle aussi, est persuadée que son affection est réelle). Et pour cause: il est l'enjeu même du film, et à travers lui, le destin d'une femme qui a tellement été étouffée par son père qu'elle en a acquis une certaine incapacité à vivre par elle-même...

Outre une utilisation parfaitement maîtrisée du cadre dans ces scènes généralement situées dans la maison des Sloper, le miroir est sans doute le "truc" le plus souvent utilisé dans le film par la mise en scène, dans ces pièces immenses où évoluent les personnages. Extension de l'action, raccourci génial quand l'image qui s'y reflète est celle de Lavinia (Miriam Hopkins vit le film entier comme une occasion pour son personnage de revivre sa vie amoureuse par procuration, elle est formidable) qui dévale l'escalier pour rejoindre sa nièce; occasionnellement le miroir est aussi un reflet de l'âme des personnages notamment dans deux plans, l'un où Austin aperçoit sa fille occupée à son unique passe-temps, la broderie, mais l'image qui se reflète d'elle montre un visage dur, voir impitoyable vis-à-vis de son père. Puis quelques instants plus tard, le père qui vient d'annoncer une mauvaise nouvelle se retire, aperçu dans le miroir comme assujetti à la volonté désormais bien affirmée de sa fille, multipliée par deux: la vraie Catherine et son reflet. mais cette fois-ci les deux ont exactement la même attitude...

Olivia de Havilland a joué ce rôle avec une gourmandise particulièrement visible, et n'a pas lésiné sur les effets pour se vieillir, et comme la réaction de toute la bonne société, à part Morris bien sûr, est de lever les yeux au ciel quand il s'agit d'elle, on notera aussi qu'elle évite le maquillage, sauf sur les paupières mais pour les enlaidir; elle joue en permanence dans le premier et le deuxième acte une jeune femme qui tient sa place et ne comprend pas grand chose... Avant de revenir transformée au troisième, légèrement maquillée, comme rajeunie: elle a pris son destin en main, car elle est livre: son père est mort...

Le film est d'une richesse inépuisable, une grande gorgée de venin et d'ironie vacharde, déguisée en drame romantique, avec ces décors et ses costumes si soignés... La vie de la pauvre Catherine n'est pas rose, certes, mais quel bonheur cinématographique! Quel film! Quelle actrice!

 

 

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Published by François Massarelli - dans William Wyler Olivia de Havilland Criterion
8 mai 2019 3 08 /05 /mai /2019 15:42

Roy Earle (Humphrey Bogart)sort de prison: ce gangster des années 20 a bénéficié d'une remise de peine, mais ne se fait pas d'illusions: il sait qu'il a été aidé pour cette opportunité par un caïd qui va lui confier un travail. Il rejoint donc les jeunes bandits auxquels il doit prêter main-forte, des bleus sans relief, et attend son heure. Il commence aussi à échafauder des plans d'avenir: sur la route, Roy a croisé une famille de fermiers qui ont tout quitté pour partir vers la Californie. parmi eux, Velma, une jeune femme qui émeut particulièrement Roy avec son pied-bot. Tout en préparant un casse, il va lui venir en aide...

La première chose que fait Roy en sortant de prison, c'est de s'asseoir sur un banc, dans un parc, au milieu des enfants qui jouent. ca lui semble presque idyllique, mais la caméra nous montre bien vite un journal jeté par son lecteur par terre, sur lequel on voit sa photo en première page, accompagnée d'un texte sans équivoque: non seulement le public doute de l'opportunité de sa sortie de prison, mais en plus il occupe la une des journaux. En fait, l'impression qu'il est cuit domine dès le début. Roy va pourtant trouver des interlocuteurs: pour commencer, Big Mac (Donald McBride), le gangster "à l'ancienne" qui l'a fait sortir, croit en lui. Mais lui aussi (avec lequel Roy a une conversation à bâtons rompus sur les jeunots et leurs différences avec les vieux de la vieille) est cuit: son coeur menace de lâcher à n'importe quelle occasion, et il consume la vie par les deux bouts... Sinon, il y a le grand-père (Henry Travers) de la petite Velma, avec lequel Roy sympathise tout de suite, presque instinctivement: ils se reconnaissent en quelque sorte, l'un et l'autre venant du même type de milieu. Enfin, il y a le chien Pard et surtout Marie (Ida Lupino).

Marie, c'est un petit bout de bonne femme qui vit plus ou moins avec les deux apprentis gangsters qui attendent Roy: elle est sans doute plus intelligente et plus dure que les deux réunis, et elle aussi, comme Roy, a beaucoup vécu. Elle a connu les salles de danse où on la traitait comme une moins que rien, et elle a de l'expérience malgré sa jeunesse. Les deux vont se reconnaître, et l'amitié va s'installer. Enfin, pour Marie ce ce sera pas de l'amitié. Et pour Roy, ça prendra son temps, mais...

Pard, le chien, n'est pas seulement un petit détail pratique de l'histoire: il a une identité inattendue, car une histoire qu'on raconte sur lui, pourrait bien avoir de l'intérêt en dépit de son incongruité: il porte la poisse. Mais alors, pour de vrai: ses deux propriétaires précédents sont morts dans des circonstances dramatiques, alors Roy, qui se prend de sympathie pour lui, aurait bien fait d'y regarder à deux fois...

Le romantisme absolu du film est l'une des marques de fabrique des films de Walsh, et c'est d'ailleurs ce qui relie de la façon la plus évidente High sierra au reste des films de Walsh: cette impression que Roy Earle, en se rendant ainsi au pied du Mont Whitney, l'endroit où son destin tragique s'accomplira, il choisit plus ou moins consciemment sa liberté, LA chose qu'il souhaite le plus au monde. Mais surtout il finit de se mettre à l'écart du monde, d'un monde qui l'a oublié, d'autant plus anachronique que le gangstérisme qu'il a probablement connu, celui des années 20, a totalement disparu avec l'abandon de la prohibition. Il est clair que Roy a plus en commun avec les petits fermiers qui partent de chez eux pour tenter leur chance en Californie, qu'avec ces gangsters de pacotille, qui pensent plus à leur image ("Now we're big", dit l'un d'eux) qu'à faire le boulot...

C'est heureux que Bogart, qui avait eu vent du projet, ait réussi à persuader Walsh et la Warner de lui laisser sa chance sur ce film. Raft était prévu, et quelles que soient ses qualités, il ne peut en aucun cas rivaliser avec la façon dont Bogart a construit son personnage et l'a joué. High sierra, c'est enfin la naissance du monstre sacré Bogart, qui peut non seulement jouer un gangster sympathique, humain, mais aussi le faire aussi dur que possible. Voilà un homme qui aura la faveur du public, qui certes possède une morale, et agit un peu en Robin des Bois avec la famille qui va l'aider (et dont incidemment la petite Velma qui est la première bénéficiaire de cette aide, va finir par se comporter en garce écervelée), mais quand il parle de son regret de ne pas avoir descendu un mouchard, on le croit sur parole... Raft n'avait aucune chance, et le film bénéficie grandement de son retrait, et de son remplacement par Bogart. Et que dire du tandem fabuleux composé de ce dernier et d'Ida Lupino. Celle-ci joue probablement le rôle de sa vie.

C'est donc un grand, un très grand film, qui possède toute la rigueur d'un film d'aventures, tout en étant dans la plupart des scènes, une chronique des allées et venues d'un homme fascinant, qui incarne à lui tout seul le crépuscule de toute une époque. D'un coup, tout s'éclaire: le point de vue de Walsh, cette profonde nostalgie qui s'exprime à travers tant d'aspects de son oeuvre, est aussi et surtout l'expression d'une forte incompréhension devant un monde qui selon lui, clairement, tourne à l'envers. Et comme Rockliffe Fellows dans Regeneration, Wayne dans The big trail, Charles Farrell dans The red dance, Victor McLaglen dans What price glory?, Wallace Beery dans The Bowery, Cagney dans The roaring twenties, le personnage de Roy Earle est un homme qui a choisi son destin, et  assume la course qu'il va prendre. Sa fin sera donc grandiose: cette fois, ce ne sera pas aux pieds d'une église, mais sur le flanc d'une immense montagne, sous les yeux de policiers avec une certaine décence morale, de la femme qu'il aime qui aura par respect pour lui décidé de ne pas aider la police même si ça doit le condamner, et d'une presse désormais suffisamment puissante pour être partout: un reporter raconte en direct l'opération à la radio...

Ah, oui, j'oubliais: parmi les témoins de la chute, il y a aussi un petit chien.

 

 

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Published by François Massarelli - dans Humphrey Bogart Noir Raoul Walsh Criterion