
Ceci est le quatrième film de Jean Vigo, c'est aussi son dernier... Quatre films, une misère, et encore, on sent les bouts de ficelle dans l'oeuvre de Vigo, fils d'Eugène Bonaventure de Vigo dit Miguel Almeyreda, anarchiste, homme politique et patron de presse suicidé dans sa cellule, probablement par les mêmes qui ont acquitté l'assassin de Jaurès. La politique n'est pas très loin de son oeuvre, sans jamais y être totalement: tout au plus constate-t-on un esprit frondeur, une représentation contrastée des classes sociales (A propos de Nice), une envie de taper joyeusement sur les élites (Zéro de conduite), un goût pour le populaire, la représentation des vrais gens qui travaillent, qui souffrent, qui vivent et se distraient (A propos de Nice, L'Atalante) et un trait commun à tous ses personnages: l'enfance (Zéro de Conduite), prolongée chez certains personnages (L'Atalante), voire débusquée derrière le bien-être bonhomme d'un nageur émérite qui s'amuse d'être comme un poisson dans l'eau (Taris). Tous ces films ont pour point commun d'être une représentation du corps, que ça passe par le déshabillage goguenard d'une belle dame assise sur la promenade des Anglais, de la vision au ralenti d'un corps saisi dans sa réalité et son impudeur à tournoyer sans cesse dans l'eau, dans la ronde, elle aussi ralentie, d'un groupe d'enfants qui célèbrent leur liberté absolue en faisant les fous dans leur dortoir, ou dans la vision osée et érotique de deux amants éloignés l'un de l'autre qui se palpent l'intimité avec conviction pour soulager leur mal-être, unis dans une étreinte désespérée par le montage...
Le cinéma de Vigo est l'un des plus directs, frontaux, et mal polis de toute la profession, parce qu'il y avait urgence, aussi: ayant passé sa jeunesse de sanatorium en institution médicale, baladé au gré de ses besoins médicaux et de ses rémissions, il savait lui-même qu'il n'en avait sans doute pas pour longtemps. il est dommage que L'Atalante soit son dernier film, parce que sa réussite indéniable, flagrante, reste probablement un brouillon de ce que le cinéaste aurait pu faire par la suite, voire de ce qu'il aurait pu faire si la Gaumont avait cru en lui sur ce film, et s'il avait été en état de le terminer.
Mais voilà, on devra, pour Vigo, se contenter de ces quatre films pour l'éternité, et du peu de choses qu'on puisse rassembler sur la personnalité timide et poétique de l'auteur...
Objet d'un accord, sous forme d'un contrat entre Gaumont et Vigo, L'atalante était l'entrée après l'épisode malheureux de Zéro de Conduite de Vigo dans la corporation du cinéma. Les trois personnages principaux en sont joués par des acteurs, dont Michel Simon et Dita Parlo, et le sujet est plutôt celui d'une bluette à l'eau de rose... Mais la présence de Jean Dasté, de Louis Lefèvre, tous deux sortis de Zéro de conduite, l'art du cinéaste pour tout détourner et pour laisser les acteurs s'approprier une scène (Voir Michel Simon, à ce sujet...) font que ce film sur les amours et les fâcheries d'un couple de mariniers dont le mariage est soumis à la rude épreuve de vivre sur une péniche, et qui sont veillés par un vieux marin pittoresque et vaguement sage, devient au final un poème tendre sur l'amour, la vie, le passage du temps, et les vrais liens entre les êtres.
On y voit des images poétiques (Dita Parlo, en robe de mariée, sur une péniche en mouvement; Jean Dasté nageant, avec Dita Parlo en surimpression au ralenti), burlesques (Michel Simon détaillant son bric-à-brac infernal et fumant avec le nombril), poignantes (Dasté se plongeant la tête dans l'eau pour"voir sa femme"), et érotiques (L'intimité entre Dasté et Parlo, leur bonheur tout cotonneux après la nuit de noces, etc...). C'est aussi le film dans lequel on a envie de se lever et d'applaudir lorsque Michel Simon entre dans une boutique, soulève sans un mot l'héroïne et sort pour la ramener à la péniche... Michel Simon qui s'est beaucoup vanté de traverser le film en roue libre, improvisant comme bon lui semblait... On ne prête qu'aux riches, certes, mais il me semble que si Simon avait vraiment fait tout ce qu'il voulait le résultat aurait été bien différent. La présence de l'acteur est d'une part une certaine forme de compromis, Vigo ayant à cœur de réaliser ses films «en famille», avec sa bande (et Lefèvre et Dasté en font définitivement partie), mais le résultat final est plus proche d'une improvisation guidée, supervisée. En clair, le Père Jules sert en permanence le film de Vigo et se conforme à la vision du réalisateur. Il est intéressant de constater que c'est ce drôle de bonhomme totalement anarchiste qui va, d'ailleurs, rétablir l'ordre sur la péniche!
L'Atalante aurait du être le premier long métrage de Vigo et non son dernier film... Il porte en lui les stigmates d'une fin de carrière marquée par un double fardeau: la tuberculose, un temps enrayée, est revenue de plus belle et menace cette fois le jeune réalisateur, qui ne survivra pas au tournage, et ne pourra tourner tout ce qu'il a prévu. La compromission, obligatoire dans cet art collectif qu'est le cinéma, a poussé la Gaumont à mépriser le film qu'elle a reçu du novice, et a le triturer ensuite jusqu'à le dénaturer après la mort de Vigo. Le résultat, restitué grâce à des reconstitutions et restaurations successives et malaisées (on n'a aucune copie du montage voulu par Vigo et on sait qu'il n'a pas vu son film achevé, en ayant confié le montage à Louis Chavance au moment de son agonie) ne ressemble à aucun film connu et est sans aucun effort le chef d'oeuvre de son réalisateur, un film qui résiste à tout: à la censure, aux années, à la connerie, et enfin à l'interprétation, film pur dans lequel le sens vient du corps et de sa représentation, des émotions, et de l'image. Bref, du cinéma...





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