C’est au-delà de la personnalité et de l’histoire, voire de l’anecdote de Jeanne d’Arc, qu’il faut considérer le film de Dreyer : avec à la base une commande d’une société de production Française (Qui avait suggéré au cinéaste plusieurs possibilités d’héroïne, dont Jeanne d’Arc n’était qu’un exemple), le film a été pour Dreyer l’occasion de tester des conditions de tournage uniques, et inspirées de ses propres expériences : Le maître du logis (1925), qui avait été un succès au Danemark et un film noté à l’étranger, allait en particulier pousser le metteur en scène à rééditer les exigences de concentration des acteurs (Tenus notamment de dire un texte très précis afin d’incarner totalement un personnage), et l’excès de maquillage noté sur le tournage de ce film Danois allait pousser Dreyer à tenter de tourner avec des visages aussi nus que possible. Mais le plus spectaculaire, c’est bien sur le choix de privilégier des plans de visages. J’utilise volontiers ce terme au lieu de « gros plans », parce qu’il y a dans cet usage établi du plan très rapproché (En particulier le « gros plan » de star, disons, à la Griffith) un petit aspect de décrochage, alors que Dreyer rapproche sa caméra afin de se rapprocher du lieu de l’action, les visages ayant ici la fonction de fenêtre de l’âme… Le scénario condensera les minutes du procès de manière à donner l’impression d’une journée, et les quelques 100 minutes de projection sont donc entièrement suspendues à l’issue de ce procès, qu’on sait perdu d’avance : « Jehanne la bonne lorraine, qu’Anglois brulèrent à Rouen », disait François Villon; le propos n’est pas ici de savoir comment, plutôt de montrer ce qui s’st passé dans la tête des protagonistes durant ces moments historiques. Et, c’est ce qui différencie ce film de celui, plus volontiers hagiographique de Marco de Gastyne (Le par ailleurs très intéressant La vie merveilleuse de Jeanne d’Arc), à aucun moment on ne nous dira que Jeanne d’arc est une sainte. Et ça c’est très important…
Jeanne d’Arc, devant ses juges, afin de répondre de son statut d’hérétique, de confirmer ou de désavouer ses prétentions d’être l’envoyée de Dieu, et les juges se fixant pour tâche de satisfaire leurs alliés anglais, tout en évitant de sacrifier la jeune femme: voilà les camps en présence, pour une version condensée du procès, qui réussit à reprendre tous les chefs d’accusation, et l’ensemble du débat. Renée Falconetti compose avec un génie habité une petite Jeanne apeurée devant ses accusateurs, à la recherche d’un soutien qu’elle trouvera chez deux de ses juges, mais qui ne sera sincère que chez l’un. Face à elle, parmi les nombreux ecclésiastiques, on remarque en particulier Cauchon (Eugène Silvain), qui préside la cour et semble être attaché à triompher de la jeune femme tout en la sauvant; contrairement à l’habituelle image de l’évêque dans la croyance populaire, Cauchon dans ce film est soucieux de lui éviter le bûcher… un rôle tout en nuance, mélange de dogme et d’une certaine roublardise, mais pas de diabolisation à l’excès. Par contre, le grand Maurice Schutz compose un personnage tortueux, qui n’hésite pas à se faire passer pour un envoyé de Charles VII afin de tromper, manipuler et déstabiliser Jeanne. C’est lui qu’elle cherchera du regard dans une scène clé afin d’obtenir son approbation. Enfin, Massieu (Antonin Artaud), lui a charge d’assister Jeanne au plus près durant son procès, est un ami, un vrai. Un homme qui montre à la jeune accusée bien plus que de l’empathie, une vraie compassion.
Le déroulement du procès est donc limité à un jour, et on n’a pas le temps de souffler, la tension est dès le début très vive. Seront abordées sans relâche, la question de la persuasion de Jeanne d’être bien l’envoyée choisie par Dieu (un échange savoureux, dans lequel les prêtres essaient de la coincer en montrant l’incohérence de ses propos, mais elle triomphe sans aucun effort), le cas plus épineux du choix de la jeune femme de porter ses habits d’homme (Il y a plusieurs théories à ce sujet, Dreyer les évite, afin de ne pas embrouiller le débat: certains estiment que ce serait une manipulation des Anglais, qui auraient caché ses vêtements féminins afin de l’a faire condamner), la question de son âme et celle de son jeune âge. La mise en scène qui scrute les visages, les expressions, et la nudité du décor font mouche durant ces questions réponses. Mais ce qui frappe, ce n’est pas tant le côté « parlant » du film, je pense que c’est un faux problème: non, c’est la véracité de l’ensemble, renforcée par l’utilisation d’une pellicule sensible aux nuances (C’est d’autant plus vrai dans les copies dérivées du négatif original, bien sur), et ça prend tout son sens en HD…
On a reproché à Dreyer l’édification d’un décor, que selon la légende on ne voit jamais dans le film; c’est non seulement faux, mais en plus injuste: on voit suffisamment ce décor nu et blanc, pour constater qu’il s’agit d’un monde cohérent, lié à la recherche (même faussée) de la justice et de la vérité dans le cadre d’un procès religieux. Et surtout, aucun obstacle ne vient se mettre entre nous et les protagonistes du procès… Les juges qui ont manifestement collectivement tort, mais qui essaient surtout de trouver une faille dans la foi inébranlable de la jeune femme afin éventuellement de provoquer son salut, et la jeune femme qui n’a pas fait d’études, n’est pas sure de tout, mais a la foi, et ne doute que d’elle-même, pas de son Dieu. Ce que fait Dreyer, ce n’est ni de nous dire qu’elle a raison, ni qu’elle a tort. C’est de nous montrer le cheminement de la foi, que Falconetti irradie, et l’éventuelle irruption du doute. C’est de mettre en perspective la recherche de la vérité d’un coté, et une femme qui sait confusément qu’elle joue ses derniers instants, mais qu’elle ne peut se dérober à ce qui a donné un sens exceptionnel à ses dernières années. Les tentatives dégoutantes de la droite Française d’enrober ce film d’une grande délicatesse d’un soupçon de nationalisme répugnant ont toutes échoué: Jeanne d’Arc pour Dreyer, n’est pas une sainte, ce n’est pas une héroïne Française, c’est une femme qui souffre, et qui a décidé d’assumer sa foi. Elle est incarnée par une actrice géniale qui s’est jetée à corps perdu dans le drame, et dont les larmes ne sont jamais feintes…
Fallait-il incorporer le supplice de Jeanne ? Oui, bien sur… Chez Cecil B. DeMille, dans son Joan the Woman (1916), le moment du bûcher était un supplice bien sublimé par le flou artistique d’une intervention divine. Ici, le bûcher, ça brûle et ça fait manifestement très mal. Cette souffrance renvoie bien sur à l’origine de la Chrétienté, à ce sacrifice primal supposé justifier toute la religion qui a suivi. Mais Jeanne, si elle souffre, si elle rend ensuite selon l’expression consacrée « son âme à Dieu », meurt de façon privée. Les gens qui assistent à sa mort se font leur propre opinion, on voit d’ailleurs que les Anglais présents sentent venir le souffle de la révolte, et se préparent à un coup dur. Mais à aucun moment, une obligation de croire -ou de ne pas croire, du reste- ne se met en travers de notre chemin. Ce traitement choisi par Dreyer (Qui ne nous assènera pas le mot « Fin ») est admirable, respectueux, tant de la jeune femme suppliciée, que du spectateur. C’est un chef d’œuvre.
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