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  • : Allen John's attic
  • : Quelques articles et réflexions sur le cinéma, et sur d'autres choses lorsque le temps et l'envie le permettront...
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24 décembre 2012 1 24 /12 /décembre /2012 21:12

C’est au-delà de la personnalité et de l’histoire, voire de l’anecdote de Jeanne d’Arc, qu’il faut considérer le film de Dreyer : avec à la base une commande d’une  société de production Française (Qui avait suggéré au  cinéaste plusieurs possibilités d’héroïne, dont Jeanne d’Arc n’était qu’un exemple), le film a été pour Dreyer l’occasion de tester des conditions de tournage uniques, et inspirées de ses propres expériences : Le maître du logis (1925), qui avait été un succès au Danemark et un film noté à l’étranger, allait en particulier pousser le metteur en scène à rééditer les exigences de concentration des acteurs (Tenus notamment de dire un texte très précis afin d’incarner totalement un personnage), et l’excès de maquillage noté sur le tournage de ce film Danois allait pousser Dreyer à tenter de tourner avec des visages aussi nus que possible. Mais le plus spectaculaire, c’est bien sur le choix de privilégier des plans de visages. J’utilise volontiers ce terme au lieu de « gros plans », parce qu’il y a dans cet usage établi du plan très rapproché (En particulier le « gros plan » de star, disons, à la Griffith) un petit aspect de décrochage, alors que Dreyer rapproche sa caméra afin de se rapprocher du lieu de l’action, les visages ayant ici la fonction de fenêtre de l’âme… Le scénario condensera les minutes du procès de manière à donner l’impression d’une journée, et les quelques 100 minutes de projection sont donc entièrement suspendues à l’issue de ce procès, qu’on sait perdu d’avance : « Jehanne la bonne lorraine, qu’Anglois brulèrent à Rouen », disait François Villon; le propos n’est pas ici de savoir comment, plutôt de montrer ce qui s’st passé dans la tête des protagonistes durant ces moments historiques. Et, c’est ce qui différencie ce film de celui, plus volontiers hagiographique de Marco de Gastyne (Le par ailleurs très intéressant La vie merveilleuse de Jeanne d’Arc), à aucun moment on ne nous dira que Jeanne d’arc est une sainte. Et ça c’est très important…

 Jeanne d’Arc, devant ses juges, afin de répondre de son statut d’hérétique, de confirmer ou de désavouer ses prétentions d’être l’envoyée de Dieu, et les juges se fixant pour tâche de satisfaire leurs alliés anglais, tout en évitant de sacrifier la jeune femme: voilà les camps en présence, pour une version condensée du procès, qui réussit à reprendre tous les chefs d’accusation, et l’ensemble du débat. Renée Falconetti compose avec un génie habité une petite Jeanne apeurée devant ses accusateurs, à la recherche d’un soutien qu’elle trouvera chez deux de ses juges, mais qui ne sera sincère que chez l’un. Face à elle, parmi les nombreux ecclésiastiques, on remarque en particulier Cauchon (Eugène Silvain), qui préside la cour et semble être attaché à triompher de la jeune femme tout en la sauvant; contrairement à l’habituelle image de l’évêque dans la croyance populaire, Cauchon dans ce film est soucieux de lui éviter le bûcher… un rôle tout en nuance, mélange de dogme et d’une certaine roublardise, mais pas de diabolisation à l’excès. Par contre, le grand Maurice Schutz compose un personnage tortueux, qui n’hésite pas à se faire passer pour un envoyé de Charles VII afin de tromper, manipuler et déstabiliser Jeanne. C’est lui qu’elle cherchera du regard dans une scène clé afin d’obtenir son approbation. Enfin, Massieu (Antonin Artaud), lui a charge d’assister Jeanne au plus près durant son procès, est un ami, un vrai. Un homme qui montre à la jeune accusée bien plus que de l’empathie, une vraie compassion.

 

Le déroulement du procès est donc limité à un jour, et on n’a pas le temps de souffler, la tension est dès le début très vive. Seront abordées sans relâche, la question de la persuasion de Jeanne d’être bien l’envoyée choisie par Dieu (un échange savoureux, dans lequel les prêtres essaient de la coincer en montrant l’incohérence de ses propos, mais elle triomphe sans aucun effort), le cas plus épineux du choix de la jeune femme de porter ses habits d’homme (Il y a plusieurs théories à ce sujet, Dreyer les évite, afin de ne pas embrouiller le débat: certains estiment que ce serait une manipulation des Anglais, qui auraient caché ses vêtements féminins afin de l’a faire condamner),  la question de son âme et celle de son jeune âge. La mise en scène qui scrute les visages, les expressions, et la nudité du décor font mouche durant ces questions réponses. Mais ce qui frappe, ce n’est pas tant le côté « parlant » du film, je pense que c’est un faux problème: non, c’est la véracité de l’ensemble, renforcée par l’utilisation d’une pellicule sensible aux nuances (C’est d’autant plus vrai dans les copies dérivées du négatif original, bien sur), et ça prend tout son sens en HD…

 

On a reproché à Dreyer l’édification d’un décor, que selon la légende on ne voit jamais dans le film; c’est non seulement faux, mais en plus injuste: on voit suffisamment ce décor nu et blanc, pour constater qu’il s’agit d’un monde cohérent, lié à la recherche (même faussée) de la justice et de la vérité dans le cadre d’un procès religieux. Et surtout, aucun obstacle ne vient se mettre entre nous et les protagonistes du procès… Les juges qui ont manifestement collectivement tort, mais qui essaient surtout de trouver une faille dans la foi inébranlable de la jeune femme afin éventuellement de provoquer son salut, et la jeune femme qui n’a pas fait d’études, n’est pas sure de tout, mais a la foi, et ne doute que d’elle-même, pas de son Dieu. Ce que fait Dreyer, ce n’est ni de nous dire qu’elle a raison, ni qu’elle a tort. C’est de nous montrer le cheminement de la foi, que Falconetti irradie, et l’éventuelle irruption du doute. C’est de mettre en perspective la recherche de la vérité d’un coté, et une femme qui sait confusément qu’elle joue ses derniers instants, mais qu’elle ne peut se dérober à ce qui a donné un sens exceptionnel à ses dernières années. Les tentatives dégoutantes de la droite Française d’enrober ce film d’une grande délicatesse d’un soupçon de nationalisme répugnant ont toutes échoué: Jeanne d’Arc pour Dreyer, n’est pas une sainte, ce n’est pas une héroïne Française, c’est une femme qui souffre, et qui a décidé d’assumer sa foi. Elle est incarnée par une actrice géniale qui s’est jetée à corps perdu dans le drame, et dont les larmes ne sont jamais feintes…
 

Fallait-il incorporer le supplice de Jeanne ? Oui, bien sur… Chez Cecil B. DeMille, dans son Joan the Woman (1916), le moment du bûcher était un supplice bien sublimé par le flou artistique d’une intervention divine. Ici, le bûcher, ça brûle et ça fait manifestement très mal. Cette souffrance renvoie bien sur à l’origine de la Chrétienté, à ce sacrifice primal supposé justifier toute la religion qui a suivi. Mais Jeanne, si elle souffre, si elle rend ensuite selon l’expression consacrée « son âme à Dieu », meurt de façon privée. Les gens qui assistent à sa mort se font leur propre opinion, on voit d’ailleurs que les Anglais présents sentent venir le souffle de la révolte, et se préparent à un coup dur. Mais à aucun moment, une obligation de croire -ou de ne pas croire, du reste- ne se met en travers de notre chemin. Ce traitement choisi par Dreyer (Qui ne nous assènera pas le mot « Fin ») est admirable, respectueux, tant de la jeune femme suppliciée, que du spectateur. C’est un chef d’œuvre.

 

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Published by François Massarelli - dans Carl Theodor Dreyer Muet 1928 Criterion **
2 décembre 2012 7 02 /12 /décembre /2012 17:43

1943: nous assistons à tout un remue-ménage, avec des soldats Britanniques en pleine agitation, qui se dépèchent d'aller à Londres en camion et envahissent les bains publics ou se prélassent des officiers d'un autre siècle. Ils se saisissent en particulier d'un homme, le Brigadier-Général Clive Wynne-Candy, à la bedaine intraitable avec une moustache de morse, qui ne les comprend pas: bien sur, il y a des manoeuvres, et il est au courant, mais pourquoi ont-ils devancé l'appel, alors que 'la guerre commence à minuit', que les dites manoeuvres, dont le vieil ours est partiellement responsable en tant qu'instructeur du "Home guard", ne sont pas supposées avoir déja commencé? Le jeune officier responsable de la tricherie, qui a été au passage particulièrement efficace, se défend en expliquant qu'avec les méthodes des nazis, il vaut mieux couper court au fair-play militaire, et agir en un éclair... Clive Candy se souvient alors du temps durant lequel, jeune officier récemment décoré de la Victoria Cross, il avait lui aussi désobéi, afin de faire valoir des idées qu'il estimait de la toute première importance. Il se remémore son séjour à Berlin en 1902, au cours duquel il avait du se battre en duel, l'amitié avec son "ennemi", le fringant Theodor Kretschmar-Schuldorff (Anton Walbrook) mais aussi la rencontre avec celle qu'il allait chevaleresquement laisser à son ami, la belle Edith Hunter (Deborah Kerr). Il se rappelle aussi de sa maladroite naïveté en pleine fin de la première guerre mondiale (Affirmant le 10 novembre 1918 que la guerre en avait encore pour bien longtemps), de sa rencontre avec Barbara, le sosie de Edith, avec laquelle il s'était marié, puis d'autres rencontres avec Theodor, devenu un réfugié suite à l'avancée des nazis. A chaque fois, un peu plus vieux, un peu plus décalé, il se comporte un peu plus en "Colonel Blimp", l'image même de la vieille baderne colonialiste et anachronique, sans jamais n'être que ridicule. Interprété par Roger Livesey, c'est un homme terriblement attachant. Nous assistons bien à un peu de sa vie, mais de sa mort, il ne sera pas vraiment question, même si on l'imagine, à la fin du film, relativement imminente...

Film de propagande? C'était, pourtant, l'intention. Mais Michael Powell et son complice Emeric Pressburger sont comme toujours des originaux, et ont choisi de prendre jusqu'à un certain point le contrepied des petites habitudes, et font un film dans lequel l'Angleterre, la bonne vieille dame, s'en prend plein la figure. Certes, avec tendresse, mais il faut remarquer le onmbre de fois ou ce pauvre Clive Candy se trompe: a Edith Hunter, jeune femme éprise d'indépendance, qui a été chercher en allemagne ce qu'elle ne peut pas trouver en Angleterre, soit une certaine liberté (Elle souhaite travailler, et un poste de gouvernante est plus facile à trouvber dans un pays étranger), il tient un discours paternaliste qui s'ignore; à Theo, qui a plus que lui la capacité à comprendre le fond des choses en matière de changements idéologiques, il assure en 1919 que l'Allemagne vaincue se relèvera sans aucun souci de ses ruines... Clive Candy, mu en toutes circonstances par des idées d'un autre siècle, mélangées à un esprit chevaleresque et fair-play sans aucune mesure avec l'évolution du monde au cours du vingtième siècle, est donc la cible principale de ce film sur le temps qui passe. Et Roger Livesey, aidé par un beau travail de maquillage et un métier à toute épreuve, fait passer le personnage de ses 25 ans à ses 70, sans aucun problème...

Ce qui permet de suivre et d'aimer ce personnage perdu dans un siècle qu'il ne comprend pas (A un américain, coincé en plein front, il tient un discours ahurissant, disant à quel point la façon dont se déroulent les combats démontre que cette nouvelle guerre est un conflit d'amateurs par comparaison avec la guerre des Boers!), c'est le refus de tout dogmatisme dans ce qui est après tout une démonstration, du fait du temps qui passe, des esprits qui changent... Aussi décalé soit-il (En tout contexte), on aime le général Candy; ses méthodes surrannées et son conservatisme aveugle cachent aussi un coeur d'or et des valeurs humanistes réelles. C'est ça aussi la réalité de la vieille Angleterre, nous disent en substance les auteurs: non, la Grande-Bretagne ne pourra pas gagner la guerre en se comportant avec les nazis comme avec les ennemis du siècle dernier, mais ça ne remet rien en cause dans le fait qu'on l'aime, ou qu'on en adopte l'essence même d'une idéologie décente et démocratique...

Dans l'ombre du Général Candy, nous voyons en 1902, 1920 et 1943 trois femmes: Edith, qui assistera aux mésaventures des deux "frères ennemis" Theo et Clive, et aura sans doute à un moment à choisir entre les deux; Barbara, repérée le 10 novembre 1918 dans un couvent ou le général s'est réfugié pour manger, et qu'il va ensuite traquer jusqu'au Yorkshire, pour finir par se marier avec elle; enfin, Angela dite "Johnny", une jeune auxiliaire féminine que le vieux général va se choisir comme chauffeur, lorsqu'il la verra, un nouveau sosie de la belle Edith pour les vieux jours (Même si la relation restera platonique) du vieux soldat. Pour ces trois femmes, Powell a choisi la belle Deborah Kerr pour incarner un idéal féminin systématiquement en avance sur le pauvre Clive: suffragette et motivée par un idéal de libération féminine en 1902, douce et aimante, mais plus futée que son mari pour comprendre ce qui se déroule autour d'eux (Lorsque Clive fait un discours totalement décalé à sa future belle-famille, Barbara apporte avec tendresse son soutien à son mari, dont elle sait qu'il ne souhaitait pas se rendre ridicule) en 1920, et enfin toujours jeune et à la fois loyale et progressiste en 1943: Angela et d'accord sur le fond avec les jeunes soldats qui renvoient l'Angleterre de toujours au placard, mais elle garde son soutien pour le vieil homme. Cet ange gardien (Theo, lui, l'a compris quand il apprend le nom de la dernière Deborah Kerr dans le film) a peut-être été motivé dans le script par le refus de Michael Powell de "vieillir" la belle actrice (Dont il était amoureux) à la façon dont il va changer Walbrook et Livesey. Quoi qu'il en soit, sa participation est l'un des points forts de ce chef d'oeuvre...

Enfin amené à tourner un film en couleurs arès sa participation à l'épique The thief of bagdad, qui lui avait ouvert les yeux, Powell se laisse emporter: mais ces 163 minutes sont malgré tout un régal permanent, non seulement pour les yeux charmés par ce bon vieux Technicolor, mais aussi parce que la mise en scène y est fantastique, avec des idées partout, du rythme (Les premières scènes si déstabilisantes, avec cette bande-son ironique qui mélange les styles musicaux), et des moyens toujours novateurs de faire passer le temps: pour montrer les 12 ans entre le retour de Berlin de Candy et l'arrivée de la guerre mondiale, Powell nous montre une pièce (que nous avons vue) dont les murs se garnissent de têtes d'animaux que l'impétueux militaire a été massacrer dans quelque colonie afin de s'occuper. La première de sces séquences se termine par l'apparition dans cette même pièce d'un casque à pointe... C'est Jack Cardiff, qui n'était qu'assistant caméraman, qui s'est chargé de ces plans. La scène cruciale du duel, dont on assiste à tous les préparatifs, nous est cachée par la caméra qui s'en va dehors auprès des amis de Clive, afin de nous épargner justement la "scène à faire"...

Après des films de propagande superbes et toujours un peu décalés (49th parallel, One of our aircraft is missing), Blimp était un cri du coeur de la part de deux hommes qui avaient envie comme Chaplin de faire un sermon qui prêche pour une certaine idée de la vie, contre les nazis et autres barbares de tout poil, mais plutôt qu'une sèche communication orale, ils ont choisi d'en faire un extravagant film aux couleurs magnifiques, traversé par l'amour, l'amitié et la décence d'un homme. qu'importe qu'il ait eu tort sur toute la ligne... Ils ont aussi, grâce au merveilleux personnage de Theo, donner à entendre un plaidoyer pour la démocratie, prononcé en toute logique pour qui connait bien l'oeuvre de Powell, par un Allemand! Ce film inclassable qui fut invisible pendant si longtemps, insuccès oblige, avant sa redécouverte dans les années 90 (Grâce à, who else, Martin Scorsese) peut aujourd'hui être vu dans un blu-ray qui est bien l'une des sept merveilles du monde. Justice rendue à un chef d'oeuvre...

 

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Published by François Massarelli - dans Michael Powell Criterion
30 septembre 2012 7 30 /09 /septembre /2012 16:31

Enfonçons une porte ouverte...

Charles Foster Kane, éditeur de génie, homme obsédé par sa propre puissance qui consiste bien sûr à manipuler les opinions, meurt seul au terme d'une longue vie. Les médias rapportent l'information, mais le rédacteur en chef d'un studio d'actualités cinématographiques souhaite aller plus loin, se rendant compte qu'on n'en sait pas beaucoup sur le magnat, à part sa longue histoire de collections extravagantes, ses coups médiatiques en tant qu'éditeur d'un journal New-Yorkais, sa fortune, ses deux mariages, et sa mégalomanie symbolisée par sa construction d'un palais immense en Floride.

...En particulier, pourquoi a-t-il dit "Rosebud" juste avant de mourir?

Dans la bande-annonce de Citizen Kane, manifestement supervisée par Welles lui-même, le cinéaste a mis un point d'honneur à faire le contraire de ce qu'on attend de cet outil promotionnel habituellement, en se mettant d'abord en scène en tant qu'auteur, tout en rappelant son passé à la radio, le seul point d'ancrage potentiel du public pour un réalisateur novice: sa silhouette apparait, alors qu'une perche émerge dans le champ, avec le micro qui va lui permettre de faire entendre sa voix. Mais surtout, la bande-annonce donne finalement au public le cahier des charges de sa participation au film, ainsi que la solution de sa petite énigme: des personnages secondaires du film se succèdent à l'écran, en gros plan, en situation sans pour autant que les plans soient tirés du film, et nous donnent ainsi leur avis sur Kane: un communiste, un fasciste, un escroc, un grand homme... Kane, nous dit Welles, n'est rien de tout ça, et il est tout ça à la fois. La forme du film fait écho à cette collection d'avis contradictoires, en nous proposant non pas un, mais 6 points de vues sur le personnage de Charles Foster Kane, créant un puzzle extraordinaire dont l'assemblage délicat va nous permettre d'arriver à la même solution que la bande-annonce nous proposait, avec évidemment beaucoup de substance en plus, des pistes de recherche aussi bien pour les personnages du film, que pour le spectateur. Et puis le portrait d'un homme se dessine, en creux, ayant semble-t-il échappé à tous, y compris à lui-même...

La forme cinématographique de tout film est indissociable du film lui-même, mais avec ce premier film d'Orson Welles, on ne peut absolument pas passer à coté. Ce qui explique sans doute l'impression d'hermétisme ressentie par les gens qui sont plus des consommateurs de film que des cinéphiles aguerris; cette histoire qui ne se raconte vraiment qu'une fois le film fini et refermé, ces informations qui nous apprennent plus sur le protagoniste dont le point de vue est donné que sur le personnage dont nous parle l'anecdote, sont autant de moyens pour Welles (Et le scénariste Herman Mankiewicz, ne l'oublions pas) d'asseoir son propos, l'insaisissabilité d'un homme, aussi connu et public soit-il; un homme public n'est pour nous ce que nous en pensons. Tel geste sera par exemple considéré comme une approche chevaleresque (la déclaration de principes" de Kane par exemple) quand son fidèle collaborateur Bernstein en relate les circonstances, il deviendra une preuve de la duplicité, de l'autoritarisme ou de quelque autre défaut de Kane dans les propos d'un autre, notamment Jed Leland, dont la vie aux cotés de Kane a été particulièrement mouvementée...

On a toutes les anecdotes, la vie aux cotés de "Susan Alexander", actrice et chanteuse ratée dont le grand homme tient à faire une star contre l'avis du public... Le portrait le plus fidèle de Kane, paradoxalement, reste à la fin du film celui proposé par le premier "témoin", le film d'actualités, celui-là même dont ses concepteurs ont dit qu'il était incomplet. Plus on en entend, moins on en sait...

En matière de forme, Welles a décidé semble-t-il de faire un film-somme qui s'approprie avec génie tout le cinéma existant. Je ne saurais dire s'il y est parvenu, mais je pense qu'il a eu raison de tenter cette approche. De fait, l'extraordinaire sens de la composition qu'il manifeste, le génie du chef-opérateur Gregg Toland, la manipulation qui consiste à donner la forme d'un faux film d'actualité, le jeu sur la chronologie, la dextérité des plans-séquences, le travail fantastique et totalement inédit sur la profondeur de champ (un champ d'expérimentation, largement tributaire de Toland, je pense)... A se demander pourquoi certains critiques se sont efforcés de vouloir démontrer l'inanité de ce film (un critique Anglais dont le nom m'échappe semble avoir fait de cette thèse l'oeuvre de sa vie, par exemple!) tant l'adéquation entre forme et fonds, et le bonheur purement cinématographique fourni par ce film sont évidents...

Qui donc est Charles Foster Kane? il se définit lui-même, de fait, comme "un Américain", rien de plus. Pauvre et chez ses parents, il devient riche, placé sous la responsabilité d'un banquier, et sous tutelle, et mourra riche, sous tutelle financière et sous la surveillance de médecins. Le film nous montre la vie d'un homme au-delà de l'heure du bilan, une vie qui renvoie au dernier moment à un endroit secret, tant regretté par le petit garçon devenu un homme: l'inscription Rosebud, lue à la fin du film sur un objet déjà vu, et mentionné même dans deux épisodes du film: une petite luge sur laquelle il s'amusait tant avant que sa mère, pour le protéger de l'influence néfaste et probablement violente de son imbécile de père, ne l'ait confiée à un financier...

Le personnage a bien été façonné sur William Randolph Hearst, c'est un fait, mais la charge contre la magnat de la presse est une fausse piste: Citizen Kane, c'est juste un film qui nous montre qu'à l'heure du bilan, on aura beau faire et on aura beau dire, tout ce qu'on a fait ne pèse pas lourd à coté d'un objet avec lequel on a joué, et qui nous manque cruellement depuis qu'on est devenu un adulte...

C'est dommage, cet avis n'engage que moi, qu'après un tel chef d'oeuvre, Welles n'ait pas fait un seul film aussi bon, et qu'après The magnificent Ambersons, il n'en ait pas fait un seul que je trouve regardable... Au moins, avec Citizen Kane, on a un Rosebud. Pas si mal...

 

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Published by François Massarelli - dans Orson Welles Criterion
18 septembre 2012 2 18 /09 /septembre /2012 12:58

Rebaptisé de façon explicite Stairway to heaven, en référence à cet escalier visible qui mène au paradis, ou par lequel on en revient, A matter of life and death est le plus extravagant des films des annnées 40 signés par le duo des Archers (Powell & Pressburger), si ce n'est de toute la filmographie mondiale. Concernant le cas d'un pilote d'avion qui a sauté sans parachute de son avion en flammes, mais a été sauvé par l'amour, il montre le combat, dans l'au-delà, entre ceux qui souhaitent que le jeune homme aille au bout de sa mort, et ceux qui souhaitent que Peter Carter au contraire, puisse bénéficier de sa vie, et filer le parfait amour avec la jeune femme dont il est amoureux. Le film divise nécessairement, même si de plus en plus de gens, désormais familiers de l'univers si particulier des deux auteurs, y succombent désormais sans réserves. En plus de sa singularité, le film est aussi remarquable pour son utilisation de la couleur, unique en son genre, et son étrange situation, né d'un projet de propagande, à un moment ou la Grande-Bretagne se découvrait soudain "envahie" par un grand nombre d'Américains, il fallait pouvoir rappeler la possibilité de cohabiter. C'est le sens du "procès" de Peter Carter, au paradis, qui occupe le dernier acte du film. Le procureur choisi par les responsables du Paradis est un Américain mort en 1775, qui va devoir déterminer si Peter Carter n'est qu'un Anglais de plus, un homme qui va participer à sa façon à la longue tradition criminelle et colonisatrice des Anglais vis-à-vis des Etats-Unis, ou s'il faut le laisser vivre car il n'est pas responsable des péchés de ses ancêtres...

Le film commence par un prologue inattendu, qui situe de fait le film dans un monde à part: une voix off commente la vision de galaxies, d'étoiles, avant de nous entrainer à le suivre vers la terre. Une vision de l'Europe, sous un épais brouillard, montre les ravages de la guerre, avant qu'on ne se trouve face à un avion en perdition. Le pilote Peter Carter (David Niven), dernier survivant, annonce à qui peut l'entendre à la radio qu'il va se sacrifier, n'ayant rien d'autre à faire que de bruler avec son avion. Il a près de lui le corps de son meilleur ami, mort peu de temps auparavant, et il n'a pas de parachute, ayant préféré laisser ses hommes sauter à sa place. La conversation solennelle prend un tournant particulier lorsqu'il s'établit un lien très fort entre Carter et la jeune femme à l'autre bout du film, June (Kim Hunter), une WAAC Américaine: ils viennent de tomber amoureux l'un de l'autre, et la conversation se finit sur des adieux... Puis on assiste au "réveil" de Carter, sur une plage immense. Il réalise bien vite après un peu de confusion qu'il n'est pas mort, contre toute attente... Pendant ce temps, dans l'au-delà, son ami l'attend. Mais Carter rencontre June sur la plage, et va tout faire pour rester en vie. 

La forme fantastique du film va permettre à Powell de jouer avec les images de multiples façons. Si peu d'éléments du film nous permettent de conclure que cette histoire de paradis est réelle ou imaginée par Peter Carter dont le cerveau est temporairement dérangé, les cinéastes brouillent de toute façon les cartes... Et le passage du Technicolor au Noir et blanc, et réciproquement, est l'un des moyens utilisés par Powell pour montrer l'intrusion du Paradis dans le monde réel; le principal "passeur" de ce changement est Marius Göring, qui jour un Français guillotiné durant la révolution, un peu précieux et doté d'un certain esprit. Son rôle est de ramener des morts vers la Paradis, mais il admet avoir "raté" Peter Carter "à cause du brouillard"... La scène durant laquelle il regarde une rose en noir et blanc au Paradis, qui se pare soudain de couleurs vives est admirable, un raccourci superbe pour permettre un passage facile d'un monde à l'autre. Incidemment, le personnage fait une remarque qui ajoute un petit grain de sel: "Voilà ce qui manque à mon monde, le Technicolor"! Un hommage qui ne manque pas de prix de la part d'un cinéaste qui maitrise de façon impressionnante la technique de la couleur... D'autre part, les intrusions du passeur dans la vie de Peter sont marquées par un arrêt brutal du temps, comme lors de cette scène durant laquelle June et le docteur Reeves, son ami, sont tout à coup figés lors de leur partie de tennis de table... Sous les yeux un peu ébahis de Peter Carter qui lui continue à bouger et deviser avec son "conducteur"... 

Le docteur Reeves n'est en rien un personnage anodin: c'est lui que June et Peter consultent pour déterminer si le soldat a oui ou non un problème de santé qui expliquerait ses hallucinations, ou s'il est bel et bien passé à coté de sa mort. Joué par Roger Livesey, le formidable acteur à la magnifique voir sensuelle et charnelle de Colonel Blimp et I know where I'm going, Reeves complète avantageusement Peter Carter, soldat très britannique que son flegme risque d'identifier aux yeux de ses juges au cours de son extraordinaire procès dans l'au-delà, à l'archétype de l'ennemi Anglais; Reeves est un bon vivant, scientifique épris de vitesse, curieux de tout, et qui s'est construit une camera obscura dans son pigeonnier plus pour veiller sur ses semblables que pour les surveiller. Il a un certain sens du sacrifice qui va être mis à profit lors de l'intrigue, mais est aussi épris de vitesse, de sensations et de sport: il tend à conduire une moto de façon un peu trop spectaculaire, ce qui lui sera fatal. Surtout, il a l'esprit ouvert: il sait reconnaitre les défauts passé de son peuple, mais s'ouvre à l'Amérique, par le biais de son amie June, mais aussi parce qu'il sait que les deux peuples doivent fonctionner ensemble. C'est tout le sens de son intervention au procès "Paradisiaque" de son ami Peter Carter. La dernière partie du film, qui voit reléguer Carter et June au second plan, est d'ailleurs une confrontation entre Reeves-Livesey, qui défend l'idée de laisser vivre le solat Carter, et Raymond Massey en Abraham Farlan, procureur mu par sa haine des Anglais... C'est un combat d'idées, dont sont témoins des milliers de soldats et autres personnes morts, des Anglais, des Américains, des Indiens, des Irlandais, Australiens... 

On peut penser que David Niven (Carter) et Kim Hunter (June) disparaissent un peu trop facilement derrière le choc de titans représenté par le "duel" Livesey-Massey. peu importe: avec son style personnel, léger et si Britannique, Niven joue de son capital de sympathie, tout en donnat corps à l'instinct anti-Anglais des Américains présents dans le film, et la jeune Kim Hunter est parfaite en volontaire un peu dépassée par les évènements, mais motivée par un amour soudain, et qu'elle identifie comme franchement surnaturel. On voit aussi dans le film la formidable Kathleen Byron, qui reviendrait dans le film suivant de Powell et Pressburger, Black Narcissus, ainsi que dans le trop méconnu The small black room. Elle est ici un ange bien particulier, dont le rôle est d'accueilllir les nouveaux arrivants dans un Paradis très administratif, mais dont les cinéastes ont pris le parti de faire un endroit qui n'est en rien une caricature: juste une allégorie... et le choix d'inverser le parti-pris des couleurs de The Wizard of Oz (Ici, c'est le monde fantastique qui est en noir et blanc), permet aux metteurs en scène d'indiquer le prix de la vie, pour Peter Carter, comme pour n'importe qui d'autre.

Ce film est unique non seulement dans la thématique particulière de l'intrigue mais aussi parmi les films de propagande de l'époque. Powell d'ailleurs cède à une tentation qui est presque une provocation: dans un film qui entend plaider pour l'amitié nécessaire entre Américains et Anglais, il ne se prive pas de sortir des placards les gros clichés sur les Américains, qui se comportent comme des Vikings au Paradis, et qui sont terriblement intolérants lors du procès. Mais le film atteint deux buts, par les moyens extravagants que les cinéastes se sont fixés: le message passe de manière claire, et on a ici une histoire d'amourr excentrique, unique en son genre, et à laquelle on revient fréquemment. Ce n'est peut-être pas le meilleur film des Archers (quoique ça se discute), mais c'est l'un des plus attachants...

 

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Published by François Massarelli - dans Michael Powell Criterion
15 septembre 2012 6 15 /09 /septembre /2012 17:40

Faut-il le préciser? la sortie en DVD et Blu-Ray, dans la somptueuse collection Criterion, du film Lonesome de Paul Fejos, est un événement inespéré. Et non seulement ce film, témoin de la très curieuse période durant laquelle le cinéma parlant va naître du cinéma muet, nous est présenté dans une version restaurée qui rend justice à son incroyable richesse formelle, mais il est en guise de bonus accompagné de deux autres longs métrages, le dernier muet de Fejos The last performance et son premier film parlant, Broadway, dans des versions miraculées...

Lonesome fait partie de ces oeuvres, en 1928, qui montraient un visage différent du cinéma, proche des gens, et qui sont contenues entre The crowd, à la narration fleuve encore classique qui suit un homme simple de son enfance à sa peu glorieuse vie d'adulte, et Sunrise, dont l"intrigue est limitée à une journée et une nuit. Mais Lonesome va encore plus loin, puisqu'il conte un samedi dans la vie de deux personnes, qu'on voit partir au travail le matin, puis dans leur activité, enfin partir en week-end pour affronter la solitude avant de partir tous deux sur un coup de tête pour Coney Island, où ils se rencontreront enfin... pour mieux se perdre et comprendre l'amertume de la solitude...

Avec cette intrigue qui n'en est pas vraiment une, Fejos fait de l'or. rappelons que le metteur en scène était arrivé à la Universal après avoir réalisé en amateur un film aujourd'hui perdu, The last moment, dont Chaplin lui-même avait asuré la diffusion par United Artists comme il l'avait fait pour Salvation Hunters de Sternberg. C'est donc en quasi-amateur, ne se refusant rien, qu'il aborde son film, en se laissant guider par son instinct, et en confiant les rôles principaux à deux comédiens issus du burlesque, qui ont tous deux travaillé chez Roach, et ne sont pas à proprement parler des gravures de mode, Barbara Kent et Glenn Tryon. Le film commence par une incursion dans New York qui renvoie au documentaire européen façon Ruttmann, et Fejos conte son film en ayant recours à des surimpressions, en utilisant le son: trois séquences dialoguées, mais aussi beaucoup d'effets sonores synchrones, et des passages ou l'image ne fonctionne pas sans la bande sonore, comme ce moment ou les deux héros, chacun à son tour, entendent une fanfare qui va ensuite leur donner l'envie d'aller effectivement à Coney Island. Fejos utilise pourtant plus l'image que le verbe, et le langage corporel de Tryon est souvent mis à contribution... Lors des séquences d'attractions à Coney Island, on a aussi une utilisation de la couleur, teintes et couleurs appliquées à la main: Bref, le film est une envie permanente de cinéma, déguisé en un petit film mélodramatique tendre, qui en plus finit bien!

 

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Published by François Massarelli - dans Muet 1928 Paul Fejos Criterion **
31 août 2012 5 31 /08 /août /2012 17:27

Entre deux contrats, entre deux films, Frank Borzage a réalisé pour le compte de l'indépendant Walter Wanger ce film étonnant, extravagant, dans lequel il semble se débarrasser de toutes les limites imposées durant les années 1934-1936 par la Warner... avec charles Boyer, Jean Arthur et Colin Clive, il retrouve son style, son univers et son type de personnage pour une histoire d'amour fou comme il en a bien peu tourné depuis l'arrivée du parlant. Colin Clive y est un homme fou d'amour pour son épouse, et tellement jaloux qu'il en est invivable. Jean arthur y incarne son épouse, décidée à assumer son divorce afin de se débarrasser de l'étouffante présence de son époux, qu'elle aimait mais ne peut plus aimer en raison de ses excès. Et Charles Boyer y est un homme qui déboule un jour par hasard dans la vie de Jean Arthur au moment ou le chauffeur de celle-ci lui joue une scène à la demande de l'époux, afin de tester son comportement. Et une fois entré dans la vie d'Irene (Arthur), Paul, le maitre d'hôtel Français (Boyer) n'en sortira plus...

 

On mesure la dose de mélodrame au degré d'invraisemblance, et là, on est dans un monde purement mélodramatique: obsédé par son épouse, Clive est aussi armateur, et s'apprète à lancer un bateau, le... Princess Irene. A la in, apprenant que les amants y sont passagers, il donne l'ordre de battre un record de vitesse, afin de pousser le bateau vers le danger des icebergs... Paul et Irene, lors de leur soirée improvisée en tête à tête, se sont créés un menu de rois et de reines, qui devient en quelque sort leur sésame pour se retrouver instantanément coupés du monde, dans un endroit qui leur appartient en propre... Paul, habillé en homme du monde comme le vagabond Spencer Tracy dans Man's castle, est en fait maître d'hôtel... Mais tout comme Spencer Tracy dans le film mentionné, son bel habit reflète la noblesse de son caractère. et un petit truc qui ravira les fanatiques de Borzage: lorsque Charles Boyer et Jean Arthur dansent ensemble, elle perd sa pantoufle... il la ramasse, mais elle choisit finalement d'abandonner les deux. Ainsi, on a en même temps l'abandon de soi à la simplicité de l'amour, le thème habituel de Cendrillon (Avec un Boyer qui est à la fois le prince charmant et la bonne fée), et l'intimité instantanée partagée par les amoureux, dans un restaurant vide qui ne s'est ouvert que pour eux...

Doté d'un beau titre à la hauteur de l'originalité du film, History is made at night est une halte nécessaire et bienvenue dans la carrière de Borzage. dans la période qui allait suivre, quelques films allaient pouvoir rivaliser avec ce conte délirant, mais assez peu en vérité...

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Published by François Massarelli - dans Frank Borzage Criterion
25 août 2012 6 25 /08 /août /2012 16:50

En 1994, au moment de sortir le dernier film de sa trilogie Européenne, Kieslowski est sans doute épuisé: il vient, depuis 1987, de sortir pas moins de 14 films, dont cinq sous le format de long métrage, et a été le centre de l'attention cinématographique, en France mais aussi à l'étranger. Les festivals se le sont arraché, il est consacré grâce au Décalogue, à La double vie de Véronique vu et apprécié un peu partout, et presque muséifié grâce à une triplette extravagante... Mais il y a des ombres au tableau. Comme Pedro Almodovar ces derniers temps, Kieslowski ne recueille pas à Cannes la symbolique mais convoitée Palme d'or pour Rouge. Trop attendue? Peu importe. En tout cas, il annonce un peu partout qu'il ne fera plus de cinéma, et de fait tiendra parole puisqu'il décédera deux ans plus tard; trop tôt, cela va sans dire... Aujourd'hui, la trilogie est sans doute son oeuvre la plus "grand public", la plus connue, et la plus diffusée. Et les trois films ultimes de ce créateur obsédé par les séries (Le hasard et ses multiples possibilités, le Décalogue et ses dix films, ou encore la Double vie de Weronika et Véronique...) sont aussi bien visible comme des films indépendants les uns des autres que comme trois parties d'un tout.

A l'origine, Krzysztof Piesewicz son co-scénariste et Kieslowski ont basé leur idée initiale sur une erreur naïve: ils attribuent aux couleurs du drapeau Français des associations avec les trois concepts de liberté, égalité et fraternité, et se lancent donc dans trois scénarios basés sur ces concepts. Le producteur Marin Karmitz les a éclairés sur cette erreur, mais les a aussi laissé faire. Si chacun des films peut donc être visible en toute indépendance, ils ont été tournés sur quinze mois en une seule traite, par ordre d'arrivée. Ils ont aussi un grand nombre de points communs, tant conceptuels que structurels: un début sous forme de mouvement, une fin qui tourne autour d'un motif, un des personnages qui pleure, face à une vitre ou un obstacle, à l'issue d'un changement drastique, ou d'une épiphanie; trois héroïnes, aussi: Juliette Binoche, Julie Delpy et Irène Jacob, la muse de La double vie de Véronique. Et sinon, Zbigniew Preisner revient à la composition, comme toujours depuis Sans fin en 1985... Mais les trois films auront aussi des spécificités: Slawomir Idziak est le directeur de la photo de Bleu, Edward Klosinski celui de Blanc et enfin Piotr Sobocinski celui de Rouge: Kieslowski renoue ainsi avec la tradition du Décalogue dont neuf directeurs de la photographies assurent les images... Compte tenu des délais, deux monteurs assureront le travail: Jacques Witta pour Bleu et Rouge, et Ursula Lesziak pour Blanc. Pour ce dernier film, tourné en majorité en Polonais, il importait sans doute à Kieslowski de s'assurer la collaboration d'un monteur qui connaisse la langue... et donc, dernier point de divergence entre les films, Bleu a été tourné en France, notamment à Paris, Blanc a Paris et en Pologne, surtout à Varsovie, et Rouge à Genève pour la plus grande partie...

Bleu commence par une séquence durant laquelle on voit une voiture, sur une autoroute... Puis sur une route de Campagne ou elle a un accident. On apprend ensuite que des trois occupants, deux sont morts: Patrice de Courcy, compositeur, et sa fille. La veuve, Julie, va donc décider après une tentatvive pathétique de suicide, de tirer un trait sur tout: la musique de son mari, dont une oeuvre importante était en cours d'achèvement, la maison, les souvenirs... Elle va faire l'expérience d'une vie de liberté totale, sans attache, sans famille, et va surtout constater à quel point cette liberté à l'écart de toute attache affective est contraire à l'être humain. Le film se veut son parcours, et le personnage principal ayant tendance à étouffer ses émotions, il est le plus froid des trois...

Les efforts de Juliette Binoche pour se détacher de tout et de tous seront difficiles, puisqu'elle devient copine avec une prostituée pétillante (Charlotte Véry) qui fait elle aussi l'expérience amère d'une certaine liberté, qu'elle se lie avec Olivier (Benoît Régent), un ancien collaborateur de son mari, qu'elle visite sa mère (Emmanuelle Riva), victime d'un Alzheimer manifeste, ironique quand on pense au désir de Julie d'oublier; enfin, elle va rencontrer une femme (Florence Pernel) qui a partagé l'intimité de son mari, et qui attend un enfant de lui.

Personnage du drame, la musique de Preisner prend énormément de place, et ce n'est peut-être pas son chef d'oeuvre. Mais le film est fascinant par le jeu des sens, de la subjectivité qu'il déploie. Et il est sans doute le film le plus virtuose de son auteur, avec ces moments ou, tout benoîtement, le réalisateur semble "débrancher" son héroïne, qui se laisse envahir par le souvenir, ce qui est suivi d'un fondu au noir, accompagné par de la musique. Bleu marque aussi par l'utilisation de cette couleur, réservée le plus souvent aux objets qui forgent un lien avec le passé, notamment les objets liés à la fille de Juieltte Binoche (Un lustre, une sucette trouvée dans un sac). Le film se conclut sur un plan de l'actrice, seule face à une vitre et envahie par l'émotion, elle a enfin réussi à faire son deuil de la mort de ses proches, mais aussi de son expérience hasardeuse de la liberté...

Le deuxième film commence par une énigmatique vision, celle d'une grosse valise véhiculée sur un tapis roulant dans un aéroport... Blanc partage une scène avec Bleu, dans un tribunal au début du film; dans le premier film, Julie cherche une personne au tribunal, ouvre une porte et interrompt brièvement une audience: on aperçoit donc Juliette Binoche dans Blanc, qui interrompt l'audience du jugement de divorce de Karol Karol (Zbigniew Zamachowski) et Dominique (Julie Delpy)... Blanc aborde le thème de l'égalité sous l'angle... de l'inégalité! Karol est venu à Paris, mais tout autour de lui se casse: son épouse divorce parce qu'il n'est plus capable de la satisfaire sexuellement, elle garde tout, il perd son salon dans des circonstances peu glorieuses, et par dessus le marché, il ne comprend rien à rien... il retourne en Pologne, ou la malchance continue prièvement, avant que les rôles ne se renversent. Puisqu'il ne peut conquérir son épouse par l'amour, il choisit de la faire venir d'une autre manière, et va prendre effectivement le dessus sur elle.

Le film est une comédie, comme l'était du reste Décalogue X, la précédente collabroration de Kieslowski avec Zamachowski; ce dernier s'appelle Karol Karol, ce qui revient selon Kieslowski à l'appeler doublement comme Charles... Chaplin. La photo du film est baignée de blanc, mais ce film central du dispositif est aussi marqué par un nombre incroyable d'objets bleus et rouges... les bleus revoient le plus souvent au passé (Paris et l'échec du mariage), les rouges à l'avenir: lors de sa rencontre dans le métro Parisien avec Mikolaj, l'ami qui va lui permettre de retourner à Varsovie, ce dernier porte une écharpe rouge; à Varsovie, quand ils se retrouvent, Mikolaj a brièvement une écharpe bleue, qui redevient rouge lorsque les circonstances s'améliorent; la maison du frère de Karol (Jerzy Stuhr, vieux complice depuis L'amateur en 1979, et qui jouait déja avec Zamachowski dans Décalogue X) est envahie d'objets rouges aussi: le drap dans lequel Karol se remet de ses émotions, l'évier... Le film est au centre de la trilogie, et Kieslowski nous le rappelle constamment.

La deuxième citation de Bleu est un gag, qui donne le ton satirique du film: lors d'une scène d'amour, Dominique a (Enfin!!) un orgasme. Fondu au blanc, comme lors des épiphanies de Julie, et l'écho du gémissement tient lieu de musique. Sinon, tout comme l'expérience douloureuse de la liberté dans Bleu, ce nouveau film tend à démontrer que Karol et Dominique sont condamnés à l'absence d'égalité: si Dominique méprise le Karol Parisien, ce dernier une fois revenu en Pologne a trouvé un moyen définitif de la conserver... prisonnière! Le dernier plan montre Karol qui pleure en contemplant avec ses jumelles la femme qui l'aime, dans une cellule de prison, qui lui dit avec le langage des signes qu'elle l'aime aussi... Une fin délicate pour un film dans lequel Kieslowski retrouve sa jeunesse, avec un vrai sens de l'humour iconoclaste qu'on lui reconnait assez peu!

Rouge commence comme les deux précédents par un mouvement, celui des ondes qui voyagent d'un téléphone à l'autre, depuis l'Angleterre jusqu'à Genève. On les suit, et le téléphone va jouer un rôle considérable dans cette histoire qui tourne autour de la fraternité, mais aussi des liens entre les êtres... Les deux personnages en sont Valentine, une jeune modèle (Irène Jacob) fiancée à une homme qui vit de l'autre coté de la Manche, et qui renontre un jour un vieux juge (Jean-Louis Trintignant) retraité et misanthrope, qui passe le plus clair de son temps à écouter les conversations téléphoniques de ses voisins. Une intrigue apparemment secondaire nous intéresse à Auguste, un jeune juge (Jean-Pierre Lorit) qui a une relation avec une jeune femme de deux ans son ainée (Frédérique Feder), mais elle le trompe... Valentine et Auguste, que la caméra rapproche aussi souvent que possible dans de virtuoses plans-séquences, sont faits l'un pour l'autre, et le destin, sous la forme d'un vieux juge qui a un faible pour Valentine, va précipiter les choses...

Kieslowski était très fier de ce dernier film, qui aborde une foule de sujets, et revient en les raffinant sur un certain nombre de traits déja vus dans les deux films précédents mais aussi dans La double vie de Véronique: ainsi Auguste et le vieux juge sont ils présentés par l'auteur comme un seul et même homme: même relation amoureuse compliquée, suivie de fuite en Angleterre, même circonstances aussi durant lesquelles ils ont obtenu de devenir juges... et logiquement, Valentine sera un point commun entre eux elle aussi. Sinon, après tant d'années et de films à montrer des personnages (Weronika, Julie, puis Karol) assister sans pouvoir -ou vouloir- l'aider au spectacle d'une vieille dame qui essaie de placer une bouteille dans un container destiné au recyclage du verre, Valentine va l'aider, et triompher de la difficulté. Le thème de la fraternité est abordé de multiples façons: obsédée par le problème du mal-être de son frère qui l'a conduit à l'héroïne, Valentine est aussi celle qui va tenter de contrer le cynisme du vieux juge en essayant de le persuader qu'il a tort d'espionner ses voisins, et d'ailleurs elle va au moins réussir à le faire revenir à la vie...

Rouge aborde de fait non seulement le thème de la fraternité à travers les mésaventures d'un certain nombre dêtres humains, mais il est aussi l'histoire d'un vieil homme qui assiste à d'autres vies, sans les juger, en ayant le sentiment de ne pas avoir vécu comme il le voulait. C'est à Trintignant que revient le final, avec ce plan du vieux juge souriant face à une de ses fenêtres brisées par ses voisins, une larme sur la joue, après qu'il ait vu l'une des images les plus belles, mais aussi les plus énigmatiques du cinéma de Kieslowski...

Unique point commun visible entre Rouge et les deux autres films, l'épilogue durant lequel un ferry coule, avec à son bord les héros de chacun des films, ainsi réunis pour un sauvetage télévisé: sont enfin réunis, Julie et son collaborateur et amant Olivier, Karol et Dominique, et bien sur Valentine et Auguste...

 

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Published by François Massarelli - dans Krzysztof Kieslowski Criterion
18 août 2012 6 18 /08 /août /2012 11:29

Première phrase accrocheuse visant à donner envie de lire. Faits rapidement énumérés dans le but de donner envie au lecteur d'en savoir plus; date de sortie, nom de la compagnie de production, casting et divers faits du même genre en rapide succession afin de montrer le sérieux de la critique, suivis par une phrase volontairement énigmatique dont le but évident est de faire en sorte que le lecteur aille jusqu'au bout de ce texte...

Ca peut paraitre idiot, voire C'EST idiot, de commencer un texte critique comme le paragraphe qui précède. mais c'est dans l'esprit du film, l'inclassable Schizopolis. Après avoir taté de quelques genres, et avant de le faire avec encore plus de moyens, Soderbergh s'est attelé à un film personnel, qui n'a peut-être aucun sens, pas plus si on veut que n'importe quel épisode de Monty Python's flying circus, ou qui traite d'un certain nombre de thèmes, on ne sait pas exactement.

Si on choisit la première hypothèse, alors Schizopolis est bien un film inutile, mais réjouissant; du moins pour moi, et je ne suis pas tout le monde, le film ayant été détesté quasi unanimenent au moment de sa sortie ultra-confidentielle... il consiste en une série de scènes vaguement reliées entre elles par une intrigue squelettique, et entrecoupées de saynètes, de liens, de provocations diverses (Un homme nu en T-Shirt, poursuivi par deux infirmiers, un dératiseur fou qui se tape toutes ses clientes en usant d'un langage incompréhensible, avant de changer de "métier" et se de mettre à agresser la terre entière, des flashes de news burlesques prononcées avec le plus grand sérieux, etc...). Le metteur en scène apparait, d'abord en tant que lui-même, tentant de présenter le film à une salle vide, mais aussi dans le double rôle de Fletcher Munson et de Walter Korchek, et la plupart des scènes ont lieu dans le quotidien d'un certain nombre de banlieusards sans âme.

Si on prend la deuxième hypothèse, le plus souvent réfutée par Soderbergh lui-même, à savoir que le film aurait un sens, on constate que l'histoire est celle d'un couple, les Munsons qui se désagrège, chacun d'entre eux pouvant exposer son point de vue ce qui résulte en des scènes d'ailleurs hilarantes: dans la version de Fletcher Munson, monsieur (Soderbergh) rentre, et au lieu de dire bonsoir à son épouse (Mrs Soderbergh), lui dit "salutation générale", ce à quoi elle répond par "salutation générale". Toute leur conversation est faite de mentions génériques de cet ordre.

Plus tard, on a la version de Madame qui, elle, pose vraiment les questions, mais son mari lui répond... en japonais. Lui est employé par un philosophe, et écrit des platitudes vides, d'ailleurs quand il parle, c'est vide aussi... Elle a un amant, qui n'est autre que Walter Korchek, dentiste; ça tombe bien, puisque Fletcher rêve d'être Korchek, et finit par le devenir, et donc finit aussi par se rendre compte de l'adultère. Etc etc etc... Un dénominateur commun à toutes ces scènes généralement drôles (La encore, si on est un aficionado des Monty Python...): le langage: vide de sens, vide de contenu. L'un des motifs principaux du film...

Donc, si on suit le raisonnement qui précède, Schizopolis (le titre, tiens donc, a un sens!) est un film sur le langage qui prouve en dissimulant son sens que le langage n'en a aucun... Un film masturbatoire dans lequel le metteur en scène tient le rôle principal d'un homme qui ne sait tellement plus communiquer qu'il se contente de se masturber dans les toilettes... Un film sur un couple qui se désagrège par un couple qui ne va pas très bien. ...Un autofilm? Je vous laisse avec ce terme. Bon visionnage!

Conclusion hâtive visant à laisser le spectateur potentiel de ce film sur sa faim, et créer une envie pour le film.

P.S.: Nose army. Beef diaper?

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Published by François Massarelli - dans Steven Soderbergh le coin du bizarre Criterion
17 août 2012 5 17 /08 /août /2012 17:38

Dans un désert inondé de soleil, deux policiers Mexicains procèdent à une arrestation de trafiquants de drogue, mais leur proie est interceptée par des barbouzes au service d'un militaire, le général Salazar, caïd anti-drogue du Mexique. C'est le point de départ d'un film choral peu banal, réalisé avant que cela ne devienne la mode (Babel d'Inarratu, Crash! de Paul Haggis, voire Contagion de Soderbergh), et qui prend le parti non pas de subdiviser la progression en autant d'intrigues que de personnages, mais plutôt de désigner trois lieux, ou groupes de lieux, où les actions se situeront, toute en rapport avec la lutte contre la drogue, entre Mexique et Etats-Unis. Chaque partie expose les parcours, stratégies, points de vue et mises en scène des différents protagonistes.

Dominées par un filtre bleu, un grand nombre de scènes se situent dans l'Est, autour de Cincinnati ou vit le juge Robert Wakefield (Michael Douglas), nommé par le Président à la tête de la cellule anti-drogue du gouvernement; le problème, c'est que sa fille (Erika Christensen), une jeune élève modèle d'une école privée très cossue, consomme avec un appétit vorace de nombreuses drogues, notamment du crack, et ne se prive pas d'expérimenter: cocaïne, free base, héroïne... Comment concilier dans ces conditions son objectivité, et surtout mener une bataille dans un pays ou la lutte contre la drogue passe d'abord et avant tout par la punition des consommateurs, considérés comme délinquants et en première ligne?

Les séquences tournées au Mexique sont marquées par une luminosité excessive, et nous présentent Javier (Benicio Del Toro) et Manolo (Jacob Vargas), deux petits policiers comme d'autres à Tijuana: fondamentalement honnêtes, mais sous-payés; ils arrondissent leurs fins de mois en se livrant à de petits arrangements sur le dos des touristes, jusqu'à ce qu'un jour, le Général Salazar (Tomas Milian), big boss de la lutte anti-drogue, leur propose de travailler pour lui, sans qu'ils sachent qu'il est à la tête d'un des cartels les plus voraces du pays...

 

En Californie, deux policiers (Don Cheadle, Luis Guzman) de la DEA (Drug Enforcement Agency) se livrent à une arrestation fructueuse, en mettant la main sur un "businessman" (Miguel Ferrer) dont la vraie activité est de couvrir un trafic de drogue; il va témoigner contre Carl Alaya (Steven Bauer), un puissant homme d'affaires de San Diego, impliqué dans le trafic, et dont l'épouse Helena (Catherine Zeta-Jones)va découvrir à la lumière de cette histoire la source de leur imposante fortune. au lieu d'un cas de conscience, l'épouse qui attend un enfant se mobilise pour faire libérer son mari coûte que coûte pendant que la protection du témoin s'organise...

Les trois "zones" vont occasionnellement se croiser, à la faveur par exemple d'un déplacement de Wakefield dans l'Ouest, ou lors d'un passage de Javier de l'autre coté de la frontière. La force principale du film provient d'abord de deux choses: un script exceptionnel, qui ne triche en aucun cas et expose les faits sans aucune gloriole héroïque, et une mise en scène organisée par un génie de la guérilla qui saisit cette occasion pour réaliser un hommage clair et dynamique au cinéma des années 70, en particulier les films de William Friedkin (French connection) ou Paul Schrader (Hard Core). Et le coté documentaire est rehaussé par la participation de vrais acteurs de la lutte anti-drogue. Pourtant, là encore, on a l'impression d'une guerre perdue d'avance, tant l'écart entre les moyens mis en oeuvre et la réalité du terrain est grande. Que ce soit le juge nommé par le président pour chapeauter la lutte, ou les troufions représentés par Cheadle et Guzman, ils ne pèsent pas lourd face à des organisations dont le film montre bien qu'elles ne craignent pas les frontières, ou en regard de l'aspiration des jeunes bourgeois du film à simplement trouver leur plaisir dans la consommation de drogue; on apprécie cette honnêteté du film qui échappe au misérabilisme de la drogue, tout en ne se voilant pas la face et en montrant aussi la réalité des ghettos où les stupéfiants sont un produit qui va permettre l'existence d'une économie parallèle pour certains minorités. Et le film a des atouts formidables avec la saga de Javier qui va semble-t-il réussir à écarter Salazar, et redonner un semblant d'espoir à son quartier, même si c'est pour deux jours, et avec les aventures sordides de Caroline Wakefield, qui se livre pieds et poings liés à toutes les drogues dures qu'elle croise, ne serait ce que dans le cadre d'une crise d'adolescence particulièrement aigue. ces séquences entre Erika Christensen et Michael Douglas sont magnifiques, et quand on a des enfants, elle laissent un poids conséquent sur le spectateur... Le film se termine sur des étapes satisfaisantes pour la plupart des histoires, mais on ne se cache pas que le réalisme impose un certain pessimisme au spectateur.

 

Le film reste à ce jour celui qui montre le mieux la façon dont Steven Soderbergh a pu à sa façon et dans son coin, révolutionner le cinéma Américain, sans effets spéciaux, avec une intrigue fouillée et une mise en scène volontariste, une confiance dans des acteurs chevronnés (Et quel casting!), et une collaboration non seulement avec le scénariste Stephen Gaghan, mais aussi avec le monteur Stephen Mirrione, et bien sûr avec lui-même, puisque sous le pseudonyme de Peter Andrews, il est responsable de la prise de vues du film. Et il le fallait, car il est probable qu'aucun autre directeur de la photographie ne se serait laisser aller à de telles expérimentations... Cette histoire de points de vue entrecroisés, de mise en scènes antagonistes rejoint le fil de sa réflexion entamée avec Sex, lies and videotape.

 

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Published by François Massarelli - dans Steven Soderbergh Criterion
9 août 2012 4 09 /08 /août /2012 09:41

Qui est Tod Browning? On est parfois surpris d'apprendre que le réalisateur de London after Midnight, Dracula et Mark of the vampire était un homme installé, respecté dans le Hollywood du début des années 20, miné par un alcoolisme qui lui jouera des tours assez souvent. Enfin, il était un réalisateur à l'aise dans le monde des studios, qui y finira tranquillement sa carrière dans les années 30, avant de prendre une retraite bien méritée en 1939... Il est pourtant responsable d'un grand nombre de productions à la réputation sulfureuse, qui lui ont donné une image de pervers pourvoyeur de plaisirs inavouables... Ca se discute.

Et puis il y a Freaks... La genèse du film est embrouillée, contradictoire même: On crédite souvent Lon Chaney (Décédé en 1930, mais collaborateur fréquent de Browning, dont il existe des photos présentant l'acteur essayant un costume emblématique de Freaks) d'une association avec le film, alors que la nouvelle qui sert de base à Freaks aurait été signalée au directeur de production Irving Thalberg et à Browning par Harry Earles, l'acteur nain (Ou "personne de petite taille" pour rester dans une terminologie encore acceptable aujourd'hui), qui voyait en cette histoire de vengeance des "monstres" de cirque un véhicule idéal pour lui. Thalberg, quant à lui, aurait vu en cette histoire une sorte de film d'horreur idéal pour la MGM, en guise de réponse à la vague venue de la Universal: Freaks était une intrigue située dans le quotidien d'une corporation, dont l'horreur des péripéties ne se déroulait jamais dans un cadre surnaturel...

Dans le petit cirque de madame Tetrallini, en France, le nain Hans tombe fou amoureux de la belle écuyère Cleo. Mais si elle l'épouse, c'est plus pour son héritage fabuleux que pour ses beaux yeux. elle tente ensuite de l'empoisonner mais les camarades de la victime vont apporter à Cleo la preuve de la solidarité des gens du cirque...

Cette intrigue est d'une grande simplicité et permet à Browning d'installer ses caméras dans les coulisses du cirque, dont on ne voit quasiment jamais la piste: on découvre ainsi les soucis quotidiens, les amours, les peines et les joies de tous ces gens, femmes à barbe, "squelettes humains", soeurs siamoises, nains, et d'autres personnages, tous des célébrités en leur genre. La différence entre Olga Baclanova (Cleo), Henry Victor (Hercule, l'amant et complice de Cleo), Wallace Ford (Phroso le clown), Leila Hyams (Venus, montreuse de phoques) et Rose Dione (Madame Tetrallini) d'un coté, et les "freaks" de l'autre, fait tout le sel du film. Encore aujourd'hui il y a un débat houleux entre les héritiers des traditions représentées dans le film, tous les artistes qui exploitent de fait leur propre "différence", pour déterminer si le film de Browning n'était qu'une exploitation éhontée, ou un regard direct et sans concessions sur un univers peint dans sa réalité à peine déformée.

L'intention de la MGM était quand même un peu louche à la base, assimilant de fait les artistes, nains, personnes handicapées (les "pinheads", Prince Randian le torse vivant ou Johnny Eck dépourvu de toutes les parties du corps situées en dessous du nombril) aux monstres de la concurrence, Dr Jekyll ou la créature de Frankenstein... Mais entre les mains de Browning, le seul réalisateur capable de faire ce film, on échappe à mon sens à cette lecture. Phroso et Venus ont beau être des gens dépourvus de ces particularismes, ils sont aussi des gens de cirques, et la solidarité des "monstres" de foire est aussi complétée par une sorte de fraternité des gens du spectacle qui est magnifiquement montrée dans Freaks, et que Browning avait déjà mis en scène dans d'autres films, notamment The unholy three, The Show, The Unknown. Et comment faire l'impasse sur la mutilation ce thème troublant, qui revient sans cesse dans l'oeuvre de Browning? Des créations de Chaney à ces authentiques "monstres", il n'y a qu'un pas, franchi sans hésitation par le metteur en scène qui sait filmer aussi directement que possible, nous laissant gérer le malaise éventuel, un homme sans bras qui joue de la guitare avec ses pieds (The unknown) ou un homme privé de tous ses membres et qui roule une cigarette avec la bouche (Freaks). Dans son oeuvre, ce qui fait le prix de Freaks, c'est que le film est une immersion complète dans la différence...

Il y a un aspect d'exploitation aussi, dans le fait de prendre appui sur cette réalité que nous ne pouvons nous empêcher de considérer comme parallèle, afin d'examiner l'homme à l'intérieur, et de n'en tirer que noirceur et désespoir. L'image ainsi obtenue d'une belle femme devenant une poule humaine, qui devait dans la continuité originale du film (Selon la légende, et elle est soumise à caution...) être complétée par l'apparition d'un ex-Hercule émasculé par la vengeance des "freaks", nous renvoie à notre propre laideur et nos tares, que nous soyions "complets" ou non, grands ou petits, victimes ou criminels. Comment s'étonner alors que le film ait eu une réponse si négative de la part des décideurs du cinéma, mais aussi du public? Mais contrairement à la légende, le film n'a pas été mutilé au-delà de toute ressemblance par "la censure", dont il faut rappeler qu'elle était peu active en cette époque sinon, il n'en resterait probablement que quelques minutes, voire rien du tout.

Le film est pour finir le testament d'un cinéaste inégal, capable du meilleur comme du pire (L'abominable Dracula, plombé par une absence totale de rythme), qui fit l'essentiel de sa réputation sur une série de films répétitifs voire inutiles dédiés à l'art de Lon Chaney, mais dont les meilleurs films restent bien les oeuvres fantastiques étranges réalisées pour la MGM, et inaugurées par ce gros coup de poing dans la figure qu'est le film maudit Freaks, du à la conjonction de talents de Browning, de tous ses "monstres" professionnels, de Harry Earles, acteur de petite taille, et du soutien inattendu mais inconditionnel de Irving Thalberg au projet. Un film qui nous rappelle à toutes les facettes de l'humanité... Un film aux destinées présidées par un réalisateur obsédé par la mutilation depuis un accident de voiture qui l'a éloigné des studios pendant un an tout en coûtant la vie à un de ses meilleurs amis, l'acteur Elmer Booth, et par un producteur génial miné par la maladie depuis son plus jeune age... Pas un hasard non plus.

 

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Published by François Massarelli - dans Pre-code Tod Browning Criterion